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Suisse

Marie-Laure Legay





La France et la Suisse échangeaient de nombreuses denrées (sel, fromage…) et marchandises (toiles, dentelles, livres, métaux…). Pour les marchands helvétiques, ce commerce se faisait en toute liberté depuis les dispositions prises par le Valois dès 1444 pour favoriser les foires de Lyon et lors des traités de 1453 et 1503. François Ier garantit même dans le traité de paix de 1516 « l’exemption de droits nouveaux », tant péage qu’impôt, sur leurs marchandises. Henri II en 1549, Henri III en 1582, Henri IV en 1602, puis Louis XIV confirmèrent ces privilèges commerciaux « en reconnaissance des secours que les cantons suisses ont donné à la France contre les ennemis de l’Etat » (1709). L’interprétation de la loi donna toutefois lieu à une évolution sensible des exemptions. Le commerce des Suisses concurrençait la production intérieure et constituait un manque à gagner pour les fermes fiscales. Si les lettres patentes de 1602 intégraient bien les « aydes » parmi les franchises accordées aux confédérés, le législateur du XVIIIe siècle considéra que « ce mot générique ne [peut] s’entendre des droits de fermes » (1754).

Par ailleurs, la Ferme générale fit valoir par la suite l’édit d’octobre 1641 qui supprima les privilèges des droits d’aides à tout sujet de quelque nation qu’il fût, mais aussi les ordonnances de 1680 et 1681 qui ne reprenaient pas les privilèges spécifiques des Helvètes. Le Contrôle général des finances souhaitait en fait limiter les franchises des Suisses aux droits de douane effective d’entrée et de sortie et non aux droits intérieurs. Mieux : les autorités voulaient réduire la franchise de douane aux productions du cru suisse (essentiellement les fromages de Fribourg, les toiles de lin de Saint-Gall et les métaux bruts et filés) pour l’entrée dans le royaume, et aux fabrications des négociants-fabricants enregistrés à la douane de Lyon pour la sortie. L’édit de décembre 1781 entérina ces décisions. A Lyon, la nation suisse, dotée d’un syndic, défendit ses intérêts. Elle obtint en 1667 le rachat d’un droit de subvention qui menaçait leurs toiles, et ce jusqu’en 1720, date à laquelle la franchise de droit de douane lui fut rendue. Il existait dans les bureaux de la Douane un registre où les négociants suisses déclaraient leurs noms, surnoms, origine et marque pour jouir de leurs droits, c’est-à-dire de l’exemption des 4 et 5% de la douane de Lyon. Entre 1772 et 1788, encore 34 négociants se firent enregistrés comme le marchand Pettolet, bourgeois de Fribourg, originaire de Charmey dans le ressort du baillage de Corbières, inscrit le 12 août 1780. A Paris, les gardes suisses faisaient valoir leurs privilèges de vente de vin exemptés du droit de gros à l’entrée de la capitale et de l’annuel. Certains d’entre eux disposaient du privilège particulier de vendre jusqu’à 150 muids de vin librement. Cette liberté fut néanmoins supprimée par Louis XV qui compensa leur perte en augmentant leurs gages pris sur la caisse de la Ferme générale des aides (lettres patentes du 24 juillet 1725).

Les enjeux douaniers entre la France et la Suisse variaient en fonction des trafics concernés. Vis-à-vis des denrées d’abord : les cantons suisses s’approvisionnaient pour partie en sel marin de Peccais, mais aussi en sels de Franche-Comté. Après la conquête de celle-ci en 1674, Louis XIV proposa d’approvisionner ses alliés grâce aux salines de l’Est plutôt qu’aux salines méridionales car la traversée de la Savoie était toujours incertaine depuis le Languedoc vers la Suisse. Les sels de France étaient délivrés annuellement en Suisse soit en vertu de conventions signées par le roi (on parlait de « sels d’alliance »), soit en vertu de traités contractés directement entre la Ferme générale et les cantons. Dans la plupart des cas, la régie des livraisons était confiée à la Ferme générale, ce qui nécessita la désignation d’un Fermier général comme « receveur général des sels de Franche-Comté et de Lorraine pour la Suisse » à Yverdon, sur le lac de Neufchâtel. La famille Jeanneret tint ce rôle au temps de Louis XIV ; Pierre Perrinet de Faugnes fut actif quant à lui dans les années 1740 et jusqu’en 1773, date à laquelle il fut remplacé par Cyprien Renouard de Bussierre. Les conventions établies entre le roi et les cantons étaient régulièrement renouvelées : avec Soleure le 24 juillet 1674, avec Fribourg le 29 août 1674, Lucerne le 27 septembre 1689, Schwyz le 4 juillet 1691, Zug le 19 juillet 1691, Underwald le 16 août 1691… Les quantités prévues étaient stables. Ces conventions maintenaient le prix du sel à un taux artificiellement bas et étaient tacitement reconduites de sorte que l’on doit les considérer comme une gratification d’ordre politique. D’ailleurs, le roi compensait ses grâces en faveur des cantons catholiques par une indemnisation aux Fermiers généraux. Cette indemnisation était portée dans un état qui s’arrêtait annuellement. Les livraisons étaient comptabilisées à la caisse de l’ambassade à Soleure et la Ferme générale avait la faculté de prélever dans cette caisse les sommes nécessaires au paiement des frais de régie. Diplomatiquement, l’approvisionnement de sel à bas coût se comprenait dans le cadre plus large des relations financières qui liaient Paris et les cantons. Il servait de levier au règlement des dettes, notamment des pensions dues aux ressortissants suisses. Vis-à-vis du canton de Berne par exemple, le traité signé à Soleure le 2 janvier 1692, reconnaissant une dette de près d’un million, régla le paiement en entier de cet arriéré grâce aux livraisons du sel de Salins au magasin de Grandson.

Economiquement, l’approvisionnement à bas coût provoquait des trafics frauduleux. Le sel à destination des cantons catholiques était détourné pour être revendu dans des cantons non couverts par les conventions, notamment Berne et Neuchâtel. L’ambassadeur à Soleure dénonça ce trafic en 1719 et mit en cause les fermiers des salines de Salins comme partie prenante du trafic.

La quantité de sel fournie en vertu des ordres du roi pour les cantons catholiques était répartie comme suit à la fin de l’Ancien régime: 2 500 tonneaux pour Lucerne, 1 500 tonneaux pour Fribourg, 1 400 pour Soleure, 800 pour Schwitz, 600 pour Zuy, 450 pour Ouvervalt et 300 pour Vry, soit 7 550 tonneaux faisant 43 790 quintaux. En outre, les Fermiers généraux établissaient des traités particuliers pour écouler la production des salines de Franche-Comté. Par celui du 19 décembre 1742 avec le canton de Berne ou du 19 octobre 1743 avec le canton de Zurich, la Ferme s’engagea pour 24 ans à fournir le sel à Yverdon. Ces traités furent renouvelés dans les années 1760. 3 000 quintaux furent ainsi livrés au canton de Fribourg en sus par le traité du 16 février 1762 ; 20 000 quintaux pour le canton de Berne (traité du 30 décembre 1765) ; 10 000 quintaux pour le canton de Zurich (23 avril 1768) ; 8 000 pour le canton de Neufchâtel (10 mars 1765). La Ferme générale procédait de même avec les sels de Lorraine. Avec l’évêque de Bâle par exemple, la compagnie contractualisa la fourniture de 12 000 quintaux de sel de Lorraine lors du bail Alaterre et du bail David, à raison de 6 livres argent de France par quintal, puis 7 livres par quintal à partir de 1774. Au total, les sels expédiés en Suisse, depuis la Franche-Comté ou la Lorraine, faisaient 195 063 quintaux, 51 827 livrés en vertu des ordres du roi, et 143 236 quintaux livrés par traités des Fermiers généraux. Ce volume représentait plus du tiers de la recette des salines de Franche-Comté. Les livraisons des sels prirent néanmoins du retard au fil des ans. D’une part, les salines de Franche-Comté produisaient de moins en moins ; d’autre part, les voies d’accès aux entrepôts de Grandson et Yverdon n’étaient pas des plus aisées. Louis XVI prit donc des dispositions pour qu’elles aient lieu dans l’année courante selon les délais prévus. L’objectif était aussi d’accélérer l’acquittement de la part des cantons et de solder les comptes. Globalement, l’administration des finances souffrait du défaut de coordination entre les représentants diplomatiques et la Ferme générale. Charles Gravier de Vergennes, ministre des affaires étrangères dont le frère occupa la fonction d’ambassadeur à Soleure, l’exprima en termes clairs : « les représentants de S.M., empêchés par leur caractère et leurs occupations d’entrer dans le détail journalier qu'exigeaient les fournitures de sel en Suisse, se succédaient les uns aux autres, sans avoir d’instructions, ni être astreints à suivre une marche uniforme sur ce point, et n'avaient le plus souvent qu'une connaissance très imparfaite des engagements de la ferme générale ».

Les cantons suisses proposaient un contre-voiturage dans les tonneaux de sel déchargé: le gruyère, expédié vers la France, surtout les provinces méridionales. Ce fromage suisse était fortement taxé depuis 1692 à six livres le cent pesant (sauf s’il se rendait chez un marchand suisse inscrit à la douane de Lyon et allait directement dans cette ville). Il s’agissait de protéger la production de Franche-Comté. En réalité, l’effet de cet arrêt était quasi nul car des entrepôts se formaient en fraude à la frontière de la Suisse et de la Franche-Comté : les fromages qui y étaient stockés, passaient dans la « province réputée étrangère » et de là dans l’ancienne France (aire des Cinq grosses fermes) en ne payant que huit sols le cent pesant. Après consultation du bureau de commerce et des Fermiers généraux, Louis XV réduisit donc à trente sols la taxe d’entrée sur les fromages suisses, à l’instar de celle qui pesait sur les fromages hollandais (1744).

La question du statut douanier des provinces françaises de Franche-Comté, Lorraine et Dauphiné exclues du tarif de 1664 se posa avec plus d’acuité encore pour le contrôle des marchandises. La Ferme générale contrôlait le trafic par la douane de Lyon où étaient enregistrées notamment les toiles, mais dut renforcer les lignes de bureaux frontaliers dans les provinces « réputées étrangères » pour faire face aux trafics frauduleux. Comme le montrent les travaux d’André Ferrer pour la Franche-Comté ou d’Anne Montenach pour le Dauphiné, la contrebande du tabac, des toiles peintes ou celle des livres sévissait entre la principauté de Neuchâtel, le pays de Vaud et la République de Genève d’une part et la Franche-Comté, le Dauphiné et le territoire des Cinq Grosses fermes d’autre part. Les Genevois par exemple faisaient passer en France des toiles imprimées issues de leurs manufactures et prohibées dans le royaume, mais aussi des épices, des draps de Hollande, des droguets d’Angleterre, du tabac… Disposant grâce au traité de Saint-Julien (1603) du droit de traverser librement la Savoie, ils alimentaient les entrepôts savoyards à partir desquels les marchandises passaient illégalement la rivière du Guiers ou du Rhône. Une coopération interétatique se développa pour lutter contre ce commerce illégal. Le résident de France à Genève avertit la petite République des nouvelles dispositions adoptées par le Louis XV contre les contrebandiers du tabac par exemple (déclaration du 2 août 1729) ; Genève avait bien conscience que le tabac qui se débitait dans la ville alimentait le trafic frauduleux et la plaçait dans une position diplomatique « fâcheuse ». Le Conseil républicain adopta donc à son tour des directives pour interdire les entrepôts. Ces mesures furent jugées insuffisantes et une nouvelle concertation eut lieu en décembre 1732 à Grenoble entre le conseiller genevois Pierre Mussard et le Fermier général Pierre Grimod du Fort, l’intendant du Dauphiné Fontanieu et le commandant de Maillebois. Si la conférence échoua, elle fit néanmoins réagir les autorités suisses qui développèrent un arsenal préventif et répressif pour limiter la contrebande vers la France. En outre, la Ferme générale multiplia ses contrôles. En Franche-Comté par exemple, l’intendant fit installer de nouveaux bureaux face à la Suisse à partir de 1738 ; il y en eut 26 en 1741, 33 en 1775 et 44 en 1777; on ordonna l’enregistrement des livres par le bureau des Rousses (1738), celui des dentelles par les bureaux de Frambourg et Jussey (1773), celui des fromages par les bureaux de Longerai et Pontarlier (1781). En 1764, le bureau de sortie de Pontarlier fut indiqué comme bureau de sortie des marchandises pour la Suisse.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AD Meurthe et Moselle, C 100, Mémoire concernant le traité de la vente étrangère des sels de Lorraine. Cantons de Lucerne, Soleure et Zurich, 1731-1743.
  • AD Rhône, 5C/4 (registre d’ordre de la douane de Lyon).
  • AD Rhône, 5C/13 et 5C/14 (enregistrement des négociants suisses à la Douane de Lyon).
  • AN, G1 93, B « Routes des entrepôts des sels de Franche-Comté pour la Suisse », vers 1755, carte tirée de l’Atlas des salines de Lorraine et de Franche-Comté.
  • AN, G1 98, Mémoires sur les fournitures de sel aux cantons suisses, 1774-1780.

    Sources imprimées:
  • Segonzac de Séricourt, Réponse des Suisses à un mémoire qui a pour titre : "Mémoire pour parvenir à un règlement général, au sujet des privilèges exemptions dont les Suisses doivent joüir en France", Paris, Imprimerie J.-F. Grou, 1722.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui ordonne que, sans avoir égard à (la requête des Suisses de la garde du duc d'Orléans), les contraintes décernées contre eux pour le paiement du droit de huitième du vin d'achat qu'ils ont vendu, celles pour le droit du gros à l'arrivée des vins qu'ils ont fait venir, celui du détail de la bière, le droit annuel et les 2 sols pour livre, seront exécutées, 19 février 1709.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui permet l'entrée des livres venant d'Italie, de Suisse et de Genève, pour Paris seulement, par le bureau des Rousses en Franche-Comté, 31 octobre 1738.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui modère à trente sols du cent pesant, les droits d'entrée sur les fromages de Suisse, 4 février 1744.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui déboute le sieur Jean-François Bieller, l’un des cent suisses de la garde de Sa Majesté, de l'appel par lui interjeté d'une ordonnance de l'intendant de Paris par laquelle il avait été condamné à payer les droits d'entrée des vins pour sa consommation, 11 juin 1754.
  • Édit qui fixe les privilèges des sujets des États du corps helvétique dans le Royaume, Versailles, décembre 1781.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui règle la forme à suivre pour apposer aux toiles de fabrication suisse les plombs et bulletins prescrits par l’édit de déc. 1781, et celle à observer pour procéder à la vérification de ces marques, 25 mai 1782.
  • Arrêt du Conseil d’Etat portant règlement pour les sels à fournir aux Suisses, 23 décembre 1786.
  • Buterne, Dictionnaire de législation, de jurisprudence et de finances sur toutes les fermes unies de France, Avignon, 1763, p. 126-127.


    Bibliographie scientifique:
  • Fabrice Brandli et Marco Cicchini, « Réprimer la contrebande à Genève au XVIIIe siècle : l’entraide judiciaire entre diplomatie et police », Crime, Histoire Sociétés, vol. 18, n°1, 2014, p. 101-129.
  • Fabrice Brandi, Le nain et le géant. La République de Genève et la France au XVIIIe siècle, cultures politiques et diplomatie, Rennes, PUR, 2012.
  • André Ferrer, « Les contrebandiers sur la frontière franco-suisse au XVIIIe siècle», Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 49, 1999, p. 35-46.
  • André Ferrer, Tabac, sel, indiennes :Douane et contrebande en Franche-Comté au XVIIIe siècle, Presses universitaires de Franche-Comté, Besançon, 2005.
  • André Holenstein, « Les échanges économiques entre la France et le corps helvétique à l’époque moderne », dans 1516-2016: Paix perpétuelle France-Suisse, colloque tenu à Paris le 27 septembre 2016, publication en ligne sur hypothèses.org.
  • Robert Humbert, Institutions et gens de finances en Franche-Comté (1674-1790), Quatrième partie : « La ferme générale », Cahiers d’études comtoises n°57, 1996.
  • Michael Kwass, Contraband. Louis Mandrin and the Making of a Global Underground, Cambridge, Harvard University Press, 2014.
  • Herbert Lüthy, Die Tätigkeit der Schweizer Kaufleute und Gewerbetreibenden in Frankreich unter Ludwig XIV und der Regentschaft, Aarau, 1943.
  • Anne Montenach, Femmes, pouvoirs et contrebande dans les Alpes au XVIIIe siècle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2017.
  • Anne Radeff, Du café dans le chaudron. Economie globale d’Ancien régime, Suisse occidentale, Franche-Comté et Savoie, Lausanne, Société d’histoire de la Suisse romande, 1996.




Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Suisse » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
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