Suisse
Par ailleurs, la Ferme générale fit valoir par la suite
l’édit d’octobre 1641 qui
supprima les privilèges
des droits d’aides à tout
sujet de quelque nation qu’il fût, mais aussi les
ordonnances de 1680 et 1681 qui ne reprenaient pas les
privilèges spécifiques des Helvètes. Le Contrôle général
des finances souhaitait en fait limiter les franchises des
Suisses aux droits de douane effective d’entrée et de
sortie et non aux droits intérieurs. Mieux : les autorités
voulaient réduire la franchise de douane aux productions
du cru suisse (essentiellement les fromages de Fribourg,
les toiles de lin de Saint-Gall et les métaux bruts et
filés) pour l’entrée dans le royaume, et aux fabrications
des négociants-fabricants enregistrés à la douane de Lyon pour la sortie. L’édit
de décembre 1781 entérina ces
décisions. A Lyon, la nation
suisse, dotée d’un syndic, défendit ses intérêts. Elle
obtint en 1667 le rachat d’un
droit de subvention qui
menaçait leurs toiles, et ce jusqu’en 1720, date à laquelle la franchise de droit
de douane lui fut rendue. Il existait dans les bureaux de
la Douane un registre où les négociants suisses
déclaraient leurs noms, surnoms, origine et marque pour
jouir de leurs droits, c’est-à-dire de l’exemption des 4
et 5% de la douane de Lyon.
Entre 1772 et 1788, encore 34 négociants se firent
enregistrés comme le marchand Pettolet, bourgeois de
Fribourg, originaire de Charmey dans le ressort du
baillage de Corbières, inscrit le 12 août 1780. A Paris, les gardes
suisses faisaient valoir leurs privilèges de vente de vin
exemptés du droit de gros à
l’entrée de la capitale et de l’annuel. Certains d’entre eux disposaient du
privilège particulier de vendre jusqu’à 150 muids de vin
librement. Cette liberté fut néanmoins supprimée par
Louis XV qui compensa leur perte en augmentant leurs gages
pris sur la caisse de la Ferme générale des aides (lettres
patentes du 24 juillet 1725).
Les enjeux douaniers entre la France et la Suisse
variaient en fonction des trafics concernés. Vis-à-vis des
denrées d’abord : les cantons suisses s’approvisionnaient
pour partie en sel marin de Peccais, mais aussi en sels de Franche-Comté. Après la conquête de celle-ci en 1674, Louis XIV proposa
d’approvisionner ses alliés grâce aux salines de l’Est
plutôt qu’aux salines méridionales car la traversée de la
Savoie était toujours incertaine depuis le
Languedoc vers la Suisse. Les sels de
France étaient délivrés annuellement en Suisse soit en
vertu de conventions signées par le roi (on parlait de
« sels d’alliance »), soit en vertu de traités contractés
directement entre la Ferme générale et les cantons. Dans
la plupart des cas, la régie des livraisons était confiée
à la Ferme générale, ce qui nécessita la désignation d’un
Fermier général comme « receveur général des sels de
Franche-Comté et de
Lorraine pour la Suisse » à Yverdon, sur
le lac de Neufchâtel. La famille Jeanneret tint ce rôle au
temps de Louis XIV ; Pierre Perrinet de Faugnes fut actif
quant à lui dans les années 1740 et jusqu’en 1773, date
à laquelle il fut remplacé par Cyprien Renouard de
Bussierre. Les conventions établies entre le roi et les
cantons étaient régulièrement renouvelées : avec Soleure
le 24 juillet 1674, avec
Fribourg le 29 août 1674,
Lucerne le 27 septembre 1689,
Schwyz le 4 juillet 1691, Zug
le 19 juillet 1691, Underwald
le 16 août 1691… Les
quantités prévues étaient stables. Ces conventions
maintenaient le prix du sel à un taux artificiellement bas
et étaient tacitement reconduites de sorte que l’on doit
les considérer comme une gratification d’ordre politique.
D’ailleurs, le roi compensait ses grâces en faveur des
cantons catholiques par une indemnisation aux Fermiers
généraux. Cette indemnisation était portée dans un état
qui s’arrêtait annuellement. Les livraisons étaient
comptabilisées à la caisse de l’ambassade à Soleure et la
Ferme générale avait la faculté de prélever dans cette
caisse les sommes nécessaires au paiement des frais de
régie. Diplomatiquement, l’approvisionnement de sel à bas
coût se comprenait dans le cadre plus large des relations
financières qui liaient Paris et les cantons. Il servait
de levier au règlement des dettes, notamment des pensions
dues aux ressortissants suisses. Vis-à-vis du canton de
Berne par exemple, le traité signé à Soleure le 2 janvier
1692, reconnaissant une
dette de près d’un million, régla le paiement en entier de
cet arriéré grâce aux livraisons du sel de Salins au magasin de
Grandson.
Economiquement,
l’approvisionnement à bas coût provoquait des trafics
frauduleux. Le sel à destination des cantons catholiques
était détourné pour être revendu dans des cantons non
couverts par les conventions, notamment Berne et
Neuchâtel. L’ambassadeur à Soleure dénonça ce trafic en
1719 et mit en cause les
fermiers des salines de Salins comme partie prenante du
trafic.
La quantité de sel fournie en vertu des ordres du
roi pour les cantons catholiques était répartie comme
suit à la fin de l’Ancien régime: 2 500 tonneaux pour
Lucerne, 1 500 tonneaux pour Fribourg, 1 400 pour Soleure,
800 pour Schwitz, 600 pour Zuy, 450 pour Ouvervalt et 300
pour Vry, soit 7 550 tonneaux faisant 43 790 quintaux. En
outre, les Fermiers généraux établissaient des traités
particuliers pour écouler la production des salines de
Franche-Comté. Par celui du 19 décembre 1742 avec le canton de Berne ou du 19
octobre 1743 avec le canton de
Zurich, la Ferme s’engagea pour 24 ans à fournir le sel à
Yverdon. Ces traités furent renouvelés dans les années
1760. 3 000 quintaux
furent ainsi livrés au canton de Fribourg en sus par le
traité du 16 février 1762 ;
20 000 quintaux pour le canton de Berne (traité du 30
décembre 1765) ; 10 000
quintaux pour le canton de Zurich (23 avril 1768) ; 8 000 pour le canton
de Neufchâtel (10 mars 1765).
La Ferme générale procédait de même avec les sels de
Lorraine. Avec l’évêque de Bâle par exemple, la
compagnie contractualisa la fourniture de 12 000 quintaux
de sel de Lorraine lors du bail Alaterre et du bail David, à
raison de 6 livres argent de France par quintal, puis 7
livres par quintal à partir de 1774. Au total, les sels expédiés en Suisse, depuis la
Franche-Comté ou la Lorraine, faisaient 195 063 quintaux, 51 827 livrés en
vertu des ordres du roi, et 143 236 quintaux livrés par
traités des Fermiers généraux. Ce volume représentait plus
du tiers de la recette des salines de Franche-Comté. Les livraisons des sels prirent néanmoins du
retard au fil des ans. D’une part, les salines de Franche-Comté produisaient de moins en moins ; d’autre part,
les voies d’accès aux entrepôts de
Grandson et Yverdon n’étaient pas des
plus aisées. Louis XVI prit donc des dispositions pour
qu’elles aient lieu dans l’année courante selon les délais
prévus. L’objectif était aussi d’accélérer l’acquittement
de la part des cantons et de solder les comptes.
Globalement, l’administration des finances souffrait du
défaut de coordination entre les représentants
diplomatiques et la Ferme générale. Charles Gravier de
Vergennes, ministre des affaires étrangères dont le frère
occupa la fonction d’ambassadeur à Soleure, l’exprima en
termes clairs : « les représentants de S.M., empêchés par
leur caractère et leurs occupations d’entrer dans le
détail journalier qu'exigeaient les fournitures de sel en
Suisse, se succédaient les uns aux autres, sans avoir
d’instructions, ni être astreints à suivre une marche
uniforme sur ce point, et n'avaient le plus souvent qu'une
connaissance très imparfaite des engagements de la ferme
générale ».
Les cantons suisses proposaient un
contre-voiturage dans les tonneaux de sel déchargé: le
gruyère, expédié vers la France, surtout les provinces
méridionales. Ce fromage suisse était fortement taxé
depuis 1692 à six livres le
cent pesant (sauf s’il se rendait chez un marchand suisse
inscrit à la douane de Lyon et
allait directement dans cette ville). Il s’agissait de
protéger la production de Franche-Comté. En réalité, l’effet de cet arrêt était quasi
nul car des entrepôts se formaient en fraude à la frontière de la
Suisse et de la Franche-Comté :
les fromages qui y étaient stockés, passaient dans la
« province réputée étrangère » et de là dans l’ancienne
France (aire des Cinq grosses fermes) en ne payant que huit sols le cent
pesant. Après consultation du bureau de commerce et des
Fermiers généraux, Louis XV réduisit donc à trente sols la
taxe d’entrée sur les fromages suisses, à l’instar de
celle qui pesait sur les fromages hollandais (1744).
La question du statut
douanier des provinces françaises de Franche-Comté, Lorraine et Dauphiné exclues du tarif de 1664 se posa avec plus d’acuité encore pour le contrôle
des marchandises. La Ferme générale contrôlait le trafic
par la douane de Lyon où
étaient enregistrées notamment les toiles, mais dut
renforcer les lignes de bureaux frontaliers dans les
provinces « réputées étrangères » pour faire face aux
trafics frauduleux. Comme le montrent les travaux d’André
Ferrer pour la Franche-Comté
ou d’Anne Montenach pour le Dauphiné, la contrebande du tabac, des toiles peintes
ou celle des livres sévissait entre la principauté
de Neuchâtel, le pays de Vaud et la
République de Genève d’une part et la
Franche-Comté, le
Dauphiné et le territoire des Cinq
Grosses fermes d’autre part.
Les Genevois par exemple faisaient passer en France des
toiles imprimées issues de leurs manufactures et prohibées dans le
royaume, mais aussi des épices, des draps de Hollande, des droguets d’Angleterre, du tabac… Disposant grâce au
traité de Saint-Julien (1603)
du droit de traverser librement la Savoie, ils alimentaient les entrepôts
savoyards à partir desquels les marchandises passaient
illégalement la rivière du Guiers ou du Rhône. Une
coopération interétatique se développa pour lutter contre
ce commerce illégal. Le résident de France à Genève
avertit la petite République des nouvelles dispositions
adoptées par le Louis XV contre les contrebandiers du
tabac par exemple
(déclaration du 2 août 1729) ;
Genève avait bien conscience que le tabac qui se débitait dans la ville
alimentait le trafic frauduleux et la plaçait dans une
position diplomatique « fâcheuse ». Le Conseil républicain
adopta donc à son tour des directives pour interdire les
entrepôts. Ces mesures furent jugées insuffisantes et une
nouvelle concertation eut lieu en décembre 1732 à Grenoble entre le
conseiller genevois Pierre Mussard et le Fermier général
Pierre Grimod du Fort, l’intendant du Dauphiné Fontanieu et le commandant de Maillebois. Si la
conférence échoua, elle fit néanmoins réagir les autorités
suisses qui développèrent un arsenal préventif et
répressif pour limiter la contrebande vers la France. En outre, la
Ferme générale multiplia ses contrôles. En Franche-Comté par exemple, l’intendant fit installer de
nouveaux bureaux face à la Suisse à partir de 1738 ; il y en eut 26 en 1741, 33 en 1775 et 44 en 1777; on ordonna l’enregistrement des livres par le
bureau des Rousses (1738),
celui des dentelles par les bureaux de Frambourg
et Jussey (1773), celui des fromages par les bureaux de Longerai
et Pontarlier (1781). En 1764, le bureau
de sortie de Pontarlier fut indiqué comme bureau de sortie
des marchandises pour la Suisse.
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AD Meurthe et Moselle, C 100, Mémoire concernant le traité de la vente étrangère des sels de Lorraine. Cantons de Lucerne, Soleure et Zurich, 1731-1743.
- AD Rhône, 5C/4 (registre d’ordre de la douane de Lyon).
- AD Rhône, 5C/13 et 5C/14 (enregistrement des négociants suisses à la Douane de Lyon).
- AN, G1 93, B « Routes des entrepôts des sels de Franche-Comté pour la Suisse », vers 1755, carte tirée de l’Atlas des salines de Lorraine et de Franche-Comté.
- AN, G1 98, Mémoires sur les fournitures de sel aux cantons suisses, 1774-1780.
-
Sources imprimées:
- Segonzac de Séricourt, Réponse des Suisses à un mémoire qui a pour titre : "Mémoire pour parvenir à un règlement général, au sujet des privilèges exemptions dont les Suisses doivent joüir en France", Paris, Imprimerie J.-F. Grou, 1722.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui ordonne que, sans avoir égard à (la requête des Suisses de la garde du duc d'Orléans), les contraintes décernées contre eux pour le paiement du droit de huitième du vin d'achat qu'ils ont vendu, celles pour le droit du gros à l'arrivée des vins qu'ils ont fait venir, celui du détail de la bière, le droit annuel et les 2 sols pour livre, seront exécutées, 19 février 1709.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui permet l'entrée des livres venant d'Italie, de Suisse et de Genève, pour Paris seulement, par le bureau des Rousses en Franche-Comté, 31 octobre 1738.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui modère à trente sols du cent pesant, les droits d'entrée sur les fromages de Suisse, 4 février 1744.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui déboute le sieur Jean-François Bieller, l’un des cent suisses de la garde de Sa Majesté, de l'appel par lui interjeté d'une ordonnance de l'intendant de Paris par laquelle il avait été condamné à payer les droits d'entrée des vins pour sa consommation, 11 juin 1754.
- Édit qui fixe les privilèges des sujets des États du corps helvétique dans le Royaume, Versailles, décembre 1781.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui règle la forme à suivre pour apposer aux toiles de fabrication suisse les plombs et bulletins prescrits par l’édit de déc. 1781, et celle à observer pour procéder à la vérification de ces marques, 25 mai 1782.
- Arrêt du Conseil d’Etat portant règlement pour les sels à fournir aux Suisses, 23 décembre 1786.
- Buterne, Dictionnaire de législation, de jurisprudence et de finances sur toutes les fermes unies de France, Avignon, 1763, p. 126-127.
-
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Suisse » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
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