Quart Bouillon (Pays de)
Passavant pré-imprimé pour le sel (AD Calvados, C 5977)
La préoccupation majeure des autorités était
d’éviter une production trop massive ne correspondant pas
aux besoins locaux, d’où la nécessité de contrôler et les
quantités de sel produites et les quantités de sel
consommées et de réduire les premières au strict
nécessaire. Le principe en fut établi à l’article 7 de la
déclaration de 1691.
L’activité des sauniers était donc encadrée par les
bureaux des quêtes. Les
producteurs d’un même havre ou d’une même côte désignaient
deux syndics chargés de déclarer les jours de travail
qu’ils comptaient effectuer chaque semaine. Les bureaux
prenaient connaissance en outre du nombre de chaudières
(appelées « plombs ») mises en service et du prix de
vente, déclarations également renouvelées toutes les
semaines. Les Fermiers fournissaient les chaudières
étalonnées nécessaires à la fabrication et les matrices
des mesures ; ainsi, ils pouvaient connaître la quantité
de sel fabriquée. Les sauniers n’utilisaient qu’une seule
mesure, la ruche ou boisseau, correspondant à vingt-deux
pots d’Arques et pesant environ 50 livres rase. Leurs
livraisons étaient vérifiées par les contrôleurs aux
enlèvements d’une part qui tenaient un registre par
saunier, « véritable compte ouvert pour chacun d’eux », et
par les contrôleurs des
passages. Quant à la vente, elle était vérifiée à partir
des certificats que les curés délivraient pour chaque
usager. Les bureaux de la revente disposaient des noms,
domiciles, états des usagers, véritable rôle de paroisse
comparable au registre sexté. Pour se rendre directement aux salines, les habitants
devaient se munir d’un passavant ou permis délivré par le bureau de la revente sur
la base des certificats, puis, une fois leurs achats
faits, devaient les faire valider au bureau des passages
où le commis, après avoir vérifié les quantités achetées,
changeait le passavant
contre un brevet de contrôle.
Malgré les précautions prises, le rapport entre
la production et la consommation ne fut pas maîtrisé. En
1708, l’administration
de l’intendant Foucault
de Magny fit vérifier les rôles de paroisse dans les
élections de
Vire, Domfront et Condé. L’enquête fit
apparaître un surplus de 35 % du nombre de consommateurs
déclarés : « les habitans ont
supposé jusqu’à cinquante mille personnes au-delà du
véritable nombre que le total de leurs familles
compose, ce qui a procuré audites familles
vingt-cinq mille ruches ou boisseaux de sel de plus
que la quantité nécessaire pour leur consommation,
excédent qui a été revendu en faux-saunage dans
l’étendue de nos Gabelles».
De faux certificats, de faux passavants
entretenaient cette fraude, de sorte que le roi dut
renforcer la législation de contrôle à partir de
1711. Il réclama des assemblées de paroisse régulières
pour mettre à jour les états de population. Ces états,
composés à partir des rôles de taille, devaient être
recopiés pour être transmis aux bureaux de la Ferme
générale, tandis que les curés en gardaient un exemplaire
utile à la délivrance des certificats. Quoique considérés
comme garants de l’exactitude des informations, les curés
demeuraient réticents à collaborer, voire s’adonnaient
eux-mêmes à la fraude. Leurs certificats n’étaient pas
fiables. De plus, Louis XIV exigea des commis de la Ferme
générale des visites pour le contrôle de la composition
des familles dans toute l’étendue des pays de
Quart-bouillon. Lorsque Julien Guezay, curé de la
paroisse de Litteau, fut visité en 1724
pour vérifier le nombre de personnes dont sa
maison était composée, il fut établi qu’elle paraissait au
rôle de sel pour dix personnes alors que seuls quatre
individus y logeaient. Il fallut aussi
rappeler à l’ordre les sauniers car ils formaient
des salines sans en faire la déclaration, ou avaient
tendance à servir des mesures combles. Les
voituriers n’étaient pas en reste. En
1776, le Conseil du roi constata que «
les falsifications des
passavants en Normandie
pour couvrir le faux-saunage auquel se livrent les
voituriers de sel blanc sont devenus la ressource
ordinaire des fraudeurs ». Les
dispositions de contrôle n’eurent donc guère d’effet. Les sauniers fabriquaient plus de sel que de
besoin et le droit de Quart-bouillon demeurait trop
modique pour contenir la fraude. Encore en 1779,
d’après un mémoire présenté à Necker, le minot de sel gris d’un poids de 96 livres valait 54
livres et 14 sous, tandis que deux ruches de sel pesant
104 livres se payaient 11 livres à Avranches !
Pour lutter contre la contrebande, le roi confia en 1686 les contestations liées
au Quart-bouillon aux élus (arrêt du 30 avril), puis à une dizaine de
juridictions spéciales de traites et Quart-bouillon en mai 1691 (Avranches, Carentan,
Cherbourg, Coutances, Domfront, Granville, Mortain,
Saint-Lô, Valognes, Vire). Confirmées en
1746, ces juridictions
furent réformées en septembre 1772
par le chancelier Maupeou. Ce dernier réunit la
plupart des juridictions spéciales aux élections. Rarement les
juges se montraient favorables à la Ferme. Leur
jurisprudence avait tendance à modérer les amendes, voire
à les annuler. Les juges de Cherbourg se firent rappeler à
l’ordre en 1719 et 1721 également les amendes
comme dans l’affaire du curé de Litteau qui aurait dû
payer soixante livres de dédommagement à l’adjudicataire
Charles Cordier, mais ne
fut condamné qu’à dix livres. La Cour des aides de Rouen
résistait également à l’esprit des lois fiscales. Elle
perpétuait une longue tradition de défense des
« libertés » normandes, moult fois mises en cause,
notamment au temps de Richelieu dont les mesures provoquèrent la révolte des
Nu-pieds. Pour obvier à cet état d'esprit, une commission souveraine
fut établie le 26 décembre 1775
à Caen. Désignés par Versailles, les Conseillers se
chargèrent directement du contentieux de la contrebande du sel et
du tabac.
Une révolution
secoua ce petit monde des salines lorsqu’Etienne-Louis
Choron fut désigné directeur des Fermes à Coutances en 1754. Né en 1731 à
Crépy-en-Valois, ce jeune avocat au Parlement de Paris
réforma la régie du Quart-bouillon avant d’épouser la
fille du receveur général
des Fermes et de devenir lui-même « directeur pour les
traites, gabelles et tabacs » à Caen. Il commença par
dénoncer les aberrations de l’administration : « Les
anciens commis s’étant bornés, pour simplifier leurs
opérations, à évaluer à une certaine quantité de sel
l’objet de la fabrication de chaque jour et à fixer la
valeur de ce sel par le prix indiqué dans le moment de la
fabrication : usage absolument
contraire aux règlements car les sauniers se
trouvaient dans le cas de payer les droits pour un
sel qui n’etoit pas vendu, mais ils avoient la
ressource de fabriquer des quantités fort
supérieures à l’évaluation et d’ailleurs, en mettant
le sel à bas prix dans le tems de la fabrication,
ils ne payoient qu’une partie des droits dus à la
ferme ». Choron établit des calculs simples
pour limiter la production de sel blanc et la mener à
hauteur des besoins. Plutôt que de supprimer des salines
ou d’augmenter le prix, il proposa de réduire les jours de
production à quatre-vingts par an, soit quarante par
semestre, et de faire peser les droits sur la vente, et
non plus sur la fabrication. Ce fut véritablement une idée
de génie. Elle ne plut pas aux élites locales. Un mémoire
imprimé à Avranches le 24 avril 1754
par cinquante–trois notables (l’évêque
d’Avranches, le doyen du chapitre, le vicaire général, le
Grand chantre, les chanoines, le président de la Cour des
comptes et aides de Rouen, le Lieutenant général de
police, le président de l’Election, des avocats, un
receveur de taille, des médecins de l’Hôpital général,
Mariette, vicomte de St James…) dénonça « le ridicule,
pour ne pas dire l’injustice de la nouvelle Régie ». La
Ferme générale fit valoir ses arguments, preuves à
l’appui. Pour contrôler les ventes au mieux, Choron
demanda aux sauniers de signer de leurs marques les
passavants (arrêt du Conseil du 31 décembre 1754) : « Il résulte des
connaissances qu’il s’enlève annuellement des salines, sur
passavant, environ 240 000 ruches ou boisseaux de sel au
poids de 50 chacun et que la fabrication de chaque saunier
peur être évaluée communément à 8 ruches de sel par
jour ».
L’épreuve de force dura jusqu’en 1768, soit quatorze ans au cours desquels
les mémoires contre les projets de Choron se
multiplièrent. Celui du 14 août 1761, signé par 90 notables de la province, rappela
que les salines étaient des biens patrimoniaux qui ne
pouvaient être soumis à l’inspection de la Ferme et de
l’intendant ! Le mémoire de 1764
fut plus explicite encore. Il présenta le Fermier
comme celui qui attente à la propriété : « il veut
détruire les salines, rendre inutile le terrein qui les
environne et plonger dans la misère la plus affreuse les
propriétaires qui n’ont d’autre subsistance que le revenu
de ces héritages… le Fermier a fait renouvelé mille fois
ses efforts pour anéantir ces salines afin d’établir la
Gabelle ». Les rédacteurs de ce
mémoire jugèrent que la fabrication n’était pas
excessive, que les contrôles prenaient des
proportions inédites : « Dans la seule
élection
d’Avranches composée de cent paroisses,
il y a cent quarante ou cent cinquante employés de
différens grades. On ne trouve que brigades en coupe, en
contre-coupe malgré tant de barrières, il se feroit une
fraude prodigieuse su sel blanc ! ». On reprocha à
Etienne-Louis Choron de bloquer les autorisations
d’ouverture de nouvelles salines.
Enfin la déclaration du
roi du 24 mai 1768 fut signée.
Le projet fut examiné par l’intendant François-Jean Orceau de Fontette
qui en approuva le contenu, puis par la Cour des aides. « Il y a souffert d’abord
les plus fortes contradictions, mais après des
recherches exactes faites sur les lieux, de longues
assemblées de commissaires, et enfin après que
plusieurs des dispositions projetées ont été
changées, cette Cour s’est prononcée pour un
enregistrement pur et simple ». La
fabrication fut donc réduite à quatre-vingt jours par an
et les droits se portèrent sur la vente. Des adaptations
furent encore nécessaires toutefois car les sauniers,
mécontents de la réforme, n’eurent de cesse de réclamer à
l’intendant des jours de fabrique en plus à chaque
semestre. Pour faire valoir leur demande, ils organisèrent
la pénurie en travaillant les quarante jours autorisés
dans les trois mois de chaque semestre.
Arrivé à Caen en
1775, Charles
d’Esmangart se laissa convaincre et plaida en
faveur des sauniers auprès de Necker, provoquant
l’opposition de la Ferme générale. Celle-ci réussit à imposer sa réforme contre
l’avis des notables de la province. Le débat s’apaisa
quelque peu. D’ailleurs, d’après les données comptables de
la direction de
Caen, la vente globale du sel dans la
généralité de
Caen non seulement ne souffrit guère de
la réforme, mais augmenta en volume : 2 244 muids de
1762 à 1768
(avant la réforme), mais 2 853 muids de
1768 à 1774 et
3 034 muids de 1774 à 1780. « On peut donc évaluer à
environ cinq mille muids l’accroissement de la
consommation qu’a procuré la loi portée en 1768 dans le pays de gabelles
en conservant dans la généralité de
Caen trois cent quatre-vingt salines,
mais en fixant leur fabrication à quatre-vingt jours
par an ». La réforme de la régie du
Quart-bouillon, telle qu’elle fut pensée par Etienne-Louis
Choron, fut donc un succès.
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AN, G7 217, « Etat récapitulatif des vérifications des rôles du sel des élections de Vire et Condé, Mortain, Domfront et Avranches », joint à la lettre de Foucault de Magny, 8 décembre 1708.
- AD Calvados, C 5977, Intendance de Caen, lettre de Choron, 5 avril 1754.
- AD Calvados, C 5978.
- AD Calvados, C 5979.
- AD Calvados, C 5984 : Mémoire à consulter pour les Maire échevins d’Avranches, 1764.
- AD Calvados, C 5985 : requête des sauniers à Terray, 18 juillet 1772.
- AD Calvados, C 5989, « Mémoire des Fermiers généraux à Necker », 15 décembre 1779, en réponse à l’avis de l’intendant Esmangart.
- AD Calvados, C 5999, réponse des Fermiers généraux au mémoire du curé de Grandcamp, 1740.
-
Sources imprimées:
- Mémoire du 24 avril 1754.
- Ordonnance de Louis XIV, roi de France et de Navarre, sur le fait des gabelles, mai 1680, titre X.
- Déclaration du Roy portant règlement pour la levée du droit de quart-bouillon sur les salines de la province de Normandie, 2 janvier 1691.
- Déclaration du Roy portant règlement pour le Quart-bouillon et la Régie de la Ferme des Gabelles et autres fermes de Sa Majesté, 19 mai 1711.
- Arrêt du conseil d’Etat qui condamne les officiers du quart-bouillon de St-Lô en 50 livres d’amende, pour avoir modéré à 10 liv. celle de 60 livres encourue par le Sr Guezay, curé de la paroisse de Liteau, pour avoir augmenté de six personnes au rôle du sel le nombre effectif dont sa maison était composée, 4 janvier 1724.
- Règlement du 31 décembre 1754.
- Déclaration du Roi portant règlement sur le privilège de fabriquer le Sel banc en Basse-Normandie et sur la fabrication, la livraison le transport dudit sel, Versailles, 24 mai 1768.
- Arrêt du conseil d’Etat qui casse celui de la Cour des Aides de Rouen du 14 août précédent, déclare nulle, injurieuse et tortionnaire la saisie-exécution et vente des meubles du sieur Guérin de Vitry, receveur du quart-bouillon à Avranches et ordonne la restitution des sommes qu’il aurait pu être contraint de payer, 26 novembre 1776.
- Lettres patentes du roi portant continuation en la ville de Caen, jusqu'au dernier décembre 1788 de la commission rétablie par lettres patentes des 26 décembre 1775 et 22 août 1776, pour instruire et juger souverainement et en dernier ressort les procès des contrebandiers, faux-sauniers et faux-tabatiers, données à Versailles 13 avril 1782.
- Encyclopédie méthodique – Finances, t. 3, 1787, p. 421-433.
-
Bibliographie scientifique:
- Jean-Marie Vallez, « Cartographie des régimes et des circonscriptions des gabelles en Normandie », dans Le Roi, le Marchand et le Sel, Actes de la table ronde d'Arc-et-Senans présentés par Jean-Claude Hocquet, Presses Universitaires de Lille, 1987, p. 187-200.
- Madeleine Foisil, La révolte des Nu-pieds et les révoltes normandes de 1639, Vendôme, 1970.
Quart Bouillon (Pays de) » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
DOI :