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Quart Bouillon (Pays de)

Marie-Laure Legay





Pays normands de salines où les sauniers vendaient eux-mêmes leur production et où les habitants bénéficiaient en conséquence d’un régime fiscal privilégié. Ces salines, au nombre de 380, se concentraient en Basse-Normandie, dans l’Avranchin et le Cotentin, dont 225 dans la baie du Mont-Saint-Michel. Les sauniers y lessivaient le sable imprégné de sel de mer, puis faisaient bouillir cette saumure pour en obtenir du sel blanc. Le ressort fiscal privilégié des habitants qui se trouvaient près de ces salines comprenait exactement le bailliage de Cotentin, les vicomtés de Domfront et de Vire, cinq sergenteries de la vicomté de Bayeux (Isigny, Cerisy, Saint-Clair, Thorigny et Veys), et quatre paroisses enclavées dans le pays d’Auge (salines de Touques au nombre de 24), soit plus d’un demi-million de personnes en tout au milieu du XVIIIe siècle. En guise de « gabelle », le roi prélevait un droit sur le prix du sel, dit droit de « Quart-bouillon », d’abord à la fabrication jusqu’en 1768, puis sur le prix de vente de la production. Ce droit de quart de sel fut affermé avec d’autres droits d’aides jusqu’en 1674. Puis les baux furent cédés à la Ferme générale qui les confia à des sous-fermiers. Ces derniers purent donc établir leurs bureaux pour contrôler la production d’une part et la vente d’autre part.

  La préoccupation majeure des autorités était d’éviter une production trop massive ne correspondant pas aux besoins locaux, d’où la nécessité de contrôler et les quantités de sel produites et les quantités de sel consommées et de réduire les premières au strict nécessaire. Le principe en fut établi à l’article 7 de la déclaration de 1691. L’activité des sauniers était donc encadrée par les bureaux des quêtes. Les producteurs d’un même havre ou d’une même côte désignaient deux syndics chargés de déclarer les jours de travail qu’ils comptaient effectuer chaque semaine. Les bureaux prenaient connaissance en outre du nombre de chaudières (appelées « plombs ») mises en service et du prix de vente, déclarations également renouvelées toutes les semaines. Les Fermiers fournissaient les chaudières étalonnées nécessaires à la fabrication et les matrices des mesures ; ainsi, ils pouvaient connaître la quantité de sel fabriquée. Les sauniers n’utilisaient qu’une seule mesure, la ruche ou boisseau, correspondant à vingt-deux pots d’Arques et pesant environ 50 livres rase. Leurs livraisons étaient vérifiées par les contrôleurs aux enlèvements d’une part qui tenaient un registre par saunier, « véritable compte ouvert pour chacun d’eux », et par les contrôleurs des passages. Quant à la vente, elle était vérifiée à partir des certificats que les curés délivraient pour chaque usager. Les bureaux de la revente disposaient des noms, domiciles, états des usagers, véritable rôle de paroisse comparable au registre sexté. Pour se rendre directement aux salines, les habitants devaient se munir d’un passavant ou permis délivré par le bureau de la revente sur la base des certificats, puis, une fois leurs achats faits, devaient les faire valider au bureau des passages où le commis, après avoir vérifié les quantités achetées, changeait le passavant contre un brevet de contrôle.

Passavant pré-imprimé pour le sel (AD Calvados, C 5977)

   Pour recouper les informations concernant la fabrication et celles concernant la consommation, la Ferme générale devait engager des contrôleurs des passages; à défaut, elle faisait contrôler les passavants par les commis aux quêtes. Chaque habitant de plus de huit ans avait le droit d’acheter une demi-ruche par an, tant pour le pot et salière que pour les menues et grosses salaisons. Les Fermiers avaient droit de visite domiciliaire pour vérifier l’état de la consommation. En outre, le réseau de bureaux de revente fut étendu : en plus des bureaux principaux établis dans les gros bourgs, des bureaux subordonnés furent créés jusqu’au nombre de trente-trois. Le contrôle de la vente ne concernait pas seulement les habitants, mais aussi les marchands. Il fallut par exemple faire des expériences spécifiques pour apprécier la quantité de sel nécessaire à la fabrication du beurre d’Isigny, en présence des représentants des Fermiers généraux. Fixée en 1711 à 10 livres pour cent de beurre, cette proportion fut augmentée à 18 livres en 1724.

  Malgré les précautions prises, le rapport entre la production et la consommation ne fut pas maîtrisé. En 1708, l’administration de l’intendant Foucault de Magny fit vérifier les rôles de paroisse dans les élections de Vire, Domfront et Condé. L’enquête fit apparaître un surplus de 35 % du nombre de consommateurs déclarés :  « les habitans ont supposé jusqu’à cinquante mille personnes au-delà du véritable nombre que le total de leurs familles compose, ce qui a procuré audites familles vingt-cinq mille ruches ou boisseaux de sel de plus que la quantité nécessaire pour leur consommation, excédent qui a été revendu en faux-saunage dans l’étendue de nos Gabelles». De faux certificats, de faux passavants entretenaient cette fraude, de sorte que le roi dut renforcer la législation de contrôle à partir de 1711. Il réclama des assemblées de paroisse régulières pour mettre à jour les états de population. Ces états, composés à partir des rôles de taille, devaient être recopiés pour être transmis aux bureaux de la Ferme générale, tandis que les curés en gardaient un exemplaire utile à la délivrance des certificats. Quoique considérés comme garants de l’exactitude des informations, les curés demeuraient réticents à collaborer, voire s’adonnaient eux-mêmes à la fraude. Leurs certificats n’étaient pas fiables. De plus, Louis XIV exigea des commis de la Ferme générale des visites pour le contrôle de la composition des familles dans toute l’étendue des pays de Quart-bouillon. Lorsque Julien Guezay, curé de la paroisse de Litteau, fut visité en 1724 pour vérifier le nombre de personnes dont sa maison était composée, il fut établi qu’elle paraissait au rôle de sel pour dix personnes alors que seuls quatre individus y logeaient. Il fallut aussi rappeler à l’ordre les sauniers car ils formaient des salines sans en faire la déclaration, ou avaient tendance à servir des mesures combles. Les voituriers n’étaient pas en reste. En 1776, le Conseil du roi constata que « les falsifications des passavants en Normandie pour couvrir le faux-saunage auquel se livrent les voituriers de sel blanc sont devenus la ressource ordinaire des fraudeurs ». Les dispositions de contrôle n’eurent donc guère d’effet. Les sauniers fabriquaient plus de sel que de besoin et le droit de Quart-bouillon demeurait trop modique pour contenir la fraude. Encore en 1779, d’après un mémoire présenté à Necker, le minot de sel gris d’un poids de 96 livres valait 54 livres et 14 sous, tandis que deux ruches de sel pesant 104 livres se payaient 11 livres à Avranches !

  Pour lutter contre la contrebande, le roi confia en 1686 les contestations liées au Quart-bouillon aux élus (arrêt du 30 avril), puis à une dizaine de juridictions spéciales de traites et Quart-bouillon en mai 1691 (Avranches, Carentan, Cherbourg, Coutances, Domfront, Granville, Mortain, Saint-Lô, Valognes, Vire). Confirmées en 1746, ces juridictions furent réformées en septembre 1772 par le chancelier Maupeou. Ce dernier réunit la plupart des juridictions spéciales aux élections. Rarement les juges se montraient favorables à la Ferme. Leur jurisprudence avait tendance à modérer les amendes, voire à les annuler. Les juges de Cherbourg se firent rappeler à l’ordre en 1719 et 1721 également les amendes comme dans l’affaire du curé de Litteau qui aurait dû payer soixante livres de dédommagement à l’adjudicataire Charles Cordier, mais ne fut condamné qu’à dix livres. La Cour des aides de Rouen résistait également à l’esprit des lois fiscales. Elle perpétuait une longue tradition de défense des « libertés » normandes, moult fois mises en cause, notamment au temps de Richelieu dont les mesures provoquèrent la révolte des Nu-pieds. Pour obvier à cet état d'esprit, une commission souveraine fut établie le 26 décembre 1775 à Caen. Désignés par Versailles, les Conseillers se chargèrent directement du contentieux de la contrebande du sel et du tabac.

  Une révolution secoua ce petit monde des salines lorsqu’Etienne-Louis Choron fut désigné directeur des Fermes à Coutances en 1754. Né en 1731 à Crépy-en-Valois, ce jeune avocat au Parlement de Paris réforma la régie du Quart-bouillon avant d’épouser la fille du receveur général des Fermes et de devenir lui-même « directeur pour les traites, gabelles et tabacs » à Caen. Il commença par dénoncer les aberrations de l’administration : « Les anciens commis s’étant bornés, pour simplifier leurs opérations, à évaluer à une certaine quantité de sel l’objet de la fabrication de chaque jour et à fixer la valeur de ce sel par le prix indiqué dans le moment de la fabrication : usage absolument contraire aux règlements car les sauniers se trouvaient dans le cas de payer les droits pour un sel qui n’etoit pas vendu, mais ils avoient la ressource de fabriquer des quantités fort supérieures à l’évaluation et d’ailleurs, en mettant le sel à bas prix dans le tems de la fabrication, ils ne payoient qu’une partie des droits dus à la ferme ». Choron établit des calculs simples pour limiter la production de sel blanc et la mener à hauteur des besoins. Plutôt que de supprimer des salines ou d’augmenter le prix, il proposa de réduire les jours de production à quatre-vingts par an, soit quarante par semestre, et de faire peser les droits sur la vente, et non plus sur la fabrication. Ce fut véritablement une idée de génie. Elle ne plut pas aux élites locales. Un mémoire imprimé à Avranches le 24 avril 1754 par cinquante–trois notables (l’évêque d’Avranches, le doyen du chapitre, le vicaire général, le Grand chantre, les chanoines, le président de la Cour des comptes et aides de Rouen, le Lieutenant général de police, le président de l’Election, des avocats, un receveur de taille, des médecins de l’Hôpital général, Mariette, vicomte de St James…) dénonça « le ridicule, pour ne pas dire l’injustice de la nouvelle Régie ». La Ferme générale fit valoir ses arguments, preuves à l’appui. Pour contrôler les ventes au mieux, Choron demanda aux sauniers de signer de leurs marques les passavants (arrêt du Conseil du 31 décembre 1754) : « Il résulte des connaissances qu’il s’enlève annuellement des salines, sur passavant, environ 240 000 ruches ou boisseaux de sel au poids de 50 chacun et que la fabrication de chaque saunier peur être évaluée communément à 8 ruches de sel par jour ».

   L’épreuve de force dura jusqu’en 1768, soit quatorze ans au cours desquels les mémoires contre les projets de Choron se multiplièrent. Celui du 14 août 1761, signé par 90 notables de la province, rappela que les salines étaient des biens patrimoniaux qui ne pouvaient être soumis à l’inspection de la Ferme et de l’intendant ! Le mémoire de 1764 fut plus explicite encore. Il présenta le Fermier comme celui qui attente à la propriété : « il veut détruire les salines, rendre inutile le terrein qui les environne et plonger dans la misère la plus affreuse les propriétaires qui n’ont d’autre subsistance que le revenu de ces héritages… le Fermier a fait renouvelé mille fois ses efforts pour anéantir ces salines afin d’établir la Gabelle ». Les rédacteurs de ce mémoire jugèrent que la fabrication n’était pas excessive, que les contrôles prenaient des proportions inédites : « Dans la seule élection d’Avranches composée de cent paroisses, il y a cent quarante ou cent cinquante employés de différens grades. On ne trouve que brigades en coupe, en contre-coupe malgré tant de barrières, il se feroit une fraude prodigieuse su sel blanc ! ». On reprocha à Etienne-Louis Choron de bloquer les autorisations d’ouverture de nouvelles salines.

  Enfin la déclaration du roi du 24 mai 1768 fut signée. Le projet fut examiné par l’intendant François-Jean Orceau de Fontette qui en approuva le contenu, puis par la Cour des aides. « Il y a souffert d’abord les plus fortes contradictions, mais après des recherches exactes faites sur les lieux, de longues assemblées de commissaires, et enfin après que plusieurs des dispositions projetées ont été changées, cette Cour s’est prononcée pour un enregistrement pur et simple ». La fabrication fut donc réduite à quatre-vingt jours par an et les droits se portèrent sur la vente. Des adaptations furent encore nécessaires toutefois car les sauniers, mécontents de la réforme, n’eurent de cesse de réclamer à l’intendant des jours de fabrique en plus à chaque semestre. Pour faire valoir leur demande, ils organisèrent la pénurie en travaillant les quarante jours autorisés dans les trois mois de chaque semestre. Arrivé à Caen en 1775, Charles d’Esmangart se laissa convaincre et plaida en faveur des sauniers auprès de Necker, provoquant l’opposition de la Ferme générale. Celle-ci réussit à imposer sa réforme contre l’avis des notables de la province. Le débat s’apaisa quelque peu. D’ailleurs, d’après les données comptables de la direction de Caen, la vente globale du sel dans la généralité de Caen non seulement ne souffrit guère de la réforme, mais augmenta en volume : 2 244 muids de 1762 à 1768 (avant la réforme), mais 2 853 muids de 1768 à 1774 et 3 034 muids de 1774 à 1780. « On peut donc évaluer à environ cinq mille muids l’accroissement de la consommation qu’a procuré la loi portée en 1768 dans le pays de gabelles en conservant dans la généralité de Caen trois cent quatre-vingt salines, mais en fixant leur fabrication à quatre-vingt jours par an ». La réforme de la régie du Quart-bouillon, telle qu’elle fut pensée par Etienne-Louis Choron, fut donc un succès.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AN, G7 217, « Etat récapitulatif des vérifications des rôles du sel des élections de Vire et Condé, Mortain, Domfront et Avranches », joint à la lettre de Foucault de Magny, 8 décembre 1708.
  • AD Calvados, C 5977, Intendance de Caen, lettre de Choron, 5 avril 1754.
  • AD Calvados, C 5978.
  • AD Calvados, C 5979.
  • AD Calvados, C 5984 : Mémoire à consulter pour les Maire échevins d’Avranches, 1764.
  • AD Calvados, C 5985 : requête des sauniers à Terray, 18 juillet 1772.
  • AD Calvados, C 5989, « Mémoire des Fermiers généraux à Necker », 15 décembre 1779, en réponse à l’avis de l’intendant Esmangart.
  • AD Calvados, C 5999, réponse des Fermiers généraux au mémoire du curé de Grandcamp, 1740.

    Sources imprimées:
  • Mémoire du 24 avril 1754.
  • Ordonnance de Louis XIV, roi de France et de Navarre, sur le fait des gabelles, mai 1680, titre X.
  • Déclaration du Roy portant règlement pour la levée du droit de quart-bouillon sur les salines de la province de Normandie, 2 janvier 1691.
  • Déclaration du Roy portant règlement pour le Quart-bouillon et la Régie de la Ferme des Gabelles et autres fermes de Sa Majesté, 19 mai 1711.
  • Arrêt du conseil d’Etat qui condamne les officiers du quart-bouillon de St-Lô en 50 livres d’amende, pour avoir modéré à 10 liv. celle de 60 livres encourue par le Sr Guezay, curé de la paroisse de Liteau, pour avoir augmenté de six personnes au rôle du sel le nombre effectif dont sa maison était composée, 4 janvier 1724.
  • Règlement du 31 décembre 1754.
  • Déclaration du Roi portant règlement sur le privilège de fabriquer le Sel banc en Basse-Normandie et sur la fabrication, la livraison le transport dudit sel, Versailles, 24 mai 1768.
  • Arrêt du conseil d’Etat qui casse celui de la Cour des Aides de Rouen du 14 août précédent, déclare nulle, injurieuse et tortionnaire la saisie-exécution et vente des meubles du sieur Guérin de Vitry, receveur du quart-bouillon à Avranches et ordonne la restitution des sommes qu’il aurait pu être contraint de payer, 26 novembre 1776.
  • Lettres patentes du roi portant continuation en la ville de Caen, jusqu'au dernier décembre 1788 de la commission rétablie par lettres patentes des 26 décembre 1775 et 22 août 1776, pour instruire et juger souverainement et en dernier ressort les procès des contrebandiers, faux-sauniers et faux-tabatiers, données à Versailles 13 avril 1782.
  • Encyclopédie méthodique – Finances, t. 3, 1787, p. 421-433.


    Bibliographie scientifique:
  • Jean-Marie Vallez, « Cartographie des régimes et des circonscriptions des gabelles en Normandie », dans Le Roi, le Marchand et le Sel, Actes de la table ronde d'Arc-et-Senans présentés par Jean-Claude Hocquet, Presses Universitaires de Lille, 1987, p. 187-200.
  • Madeleine Foisil, La révolte des Nu-pieds et les révoltes normandes de 1639, Vendôme, 1970.




Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Quart Bouillon (Pays de) » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
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