Angleterre
Les deux gouvernements furent
constants dans leur législation protectionniste (prohibition ou droits
de douane exorbitants), hormis une brève période plus
détendue à la fin de la guerre de Succession d’Espagne (1713). Côté anglais, le
Parlement de Londres instaura des barrières contre la
production française en 1678,
interdictions renouvelées en 1689 et 1705. Côté français,
Colbert imposa des droits prohibitifs contre les draps
anglais dès 1664. Le régime
douanier se stabilisa en 1701
(arrêt du 6 septembre) en prohibant une grande partie de
la fabrication anglaise. La liste établie à
cette époque évolua sensiblement, mais la loi resta
très contraignante vis-à-vis de l’importation des
produits textiles, des produits métalliques ou
stratégiques, des articles de mode, des produits
concurrençant directement la production française. Voici, par ordre
alphabétique, les marchandises qui furent concernées
par la prohibition totale (AN, G1 79, dossier 22) : les
bas (1701), la bière en
futailles (excepté en bouteilles) : arrêt du 11 juillet
1737, les boutons de
soie, crin et autres matières (1701), les boutons appelés pinsbeek (décision du 25
janvier 1740), le brai ou
goudron végétal des colonies anglaises (décision du 22
mars 1719 et arrêts du 3 avril
et 26 juillet 1723), le
chanvre de toutes espèces (décision du 7 avril 1753), les chapeaux de
quelques natures et qualités qu’ils fussent (arrêt du 6
septembre 1701) ; le cidre
(ordonnance du 11 juillet 1737), les cornes claires (décision du 19 mai 1764) ; les coutelleries de
toutes sortes (1701), les
couvertures de laine (1701),
les drogueries et épiceries (1701), l’étain ouvré
ou laminé (arrêt du 6 septembre 1701, 20 mai 1738 et
décision du 12 janvier 1739
portant que cette prohibition ne concerne que
l’Angleterre), les étoffes (1701), les faïences et poteries (décision du 16 août
1740, arrêt du 12 mars
1743 et confirmation du
14 mars 1770), les gants (1701), les habits vieux
et neufs (décision du 17 décembre 1716), le linge de table ouvré et non ouvré (arrêt du
8 janvier 1754 et circulaire de
la compagnie du 7 février suivant), les merceries de
toutes sortes (1701), le
plomb ouvré ou laminé (arrêt du 6 septembre 1701, 20 mai 1738 et 15 février 1758), la quincaillerie de toutes sortes (1701), les rubans de soie, de
laine et fil (1701), les
serrureries (1701) ou encore
les vins et liqueurs (1701).
Pour certaines productions stratégiques comme l’étain non ouvré ou l’acier
dont les manufactures françaises avaient besoin, la
législation varia. Encore en 1785, la décision du 5 janvier fixa les marchandises
de fer ou d’acier permises et les droits qu’elles devaient
porter. Le régime prohibitif pouvait concerner également
les produits qui étaient entièrement à l’imitation des
marchandises anglaises comme la faïence de la manufacture
de Bruges prohibée le 7 mars 1770. Inversement, pour contourner la loi, les Anglais
faisaient passer leurs marchandises pour hollandaises,
comme les cuirs. Dans le cas
des harengs saurés et morues séchées par exemple, le
trafic était si important qu’il fallut systématiquement
convertir les arrivages hollandais comme pêche anglaise
taxée très lourdement (1746).
Le régime douanier de 1701
interdisait enfin à tout navire anglais d’entrer dans un
port français avec des cargaisons qui n’étaient pas du cru
de l’Angleterre. En 1772 par
exemple, le Conseil de la Ferme fit un rappel à l’ordre au
directeur de la
Ferme à Amiens concernant l’entrée de blés du Levant et de Barbarie sur
des vaisseaux anglais.
Etant donné un tel régime douanier,
la contrebande qui
s’ensuivit fut massive. Dès le début du XVIIIe
siècle, des produits manufacturés anglais passaient
en France en fraude des droits de la Ferme générale. Les commis saisirent en février 1702 quatre ballots de bas de
laine prohibés et trente ballots de peaux de veau aux
portes de Grézac en Saintonge. Les marchandises de contrebande passaient notamment par les Provinces-Unies et
les Pays-Bas, et de là
dans les provinces françaises « réputés étrangères ». Les
marchands de Lorraine introduisaient des draps de laine par les
Trois-Evêchés, ou bien les
contrebandiers faisaient passer lainages et cotonnades par
Ostende, puis dans les Flandre
et le Hainaut par Bruxelles ou Tournai.
Dunkerque, port
franc de la Manche, devint le théâtre d’une activité
semi-souterraine notoire. Toute la côte
normande fut également animée par ces trafics. Ces
derniers s’intensifièrent sous l’effet de l’évolution des
goûts. Le tabac de la baie de Chesapeake introduit
en fraude par mer ou par terre représentait
quasiment 20 % de la consommation française d’après
Jacob M. Price. Au total, la contrebande des
produits anglais aurait représenté un marché de 16
millions de livres tournois juste avant le traité
commercial de 1786.
Dans le
sens France-Angleterre, la contrebande des produits
coloniaux devint également massive. Le thé alimenta un trafic illégal
particulièrement intense entre 1768 (taxe britannique fixée à 64 % de sa valeur),
1780 (106 %) et 1784, date du Commutation Act
qui ramena les droits à 12, 5 %.
Cette contrebande était encouragée par les autorités. Pour la faciliter, on accorda à la compagnie des
Indes un droit
d’entrepôt pour une partie des thés prévus pour cette
destination, sous couvert d’être destinés au royaume. Les
thés destinés au royaume étaient en effet initialement
entreposés à Boulogne, Calais, Morlaix et Saint-Malo, mais
le droit d’entrepôt fut étendu à Dieppe, Grandville, Cherbourg, Le Havre, Fécamp et
Saint-Valéry sur Somme, ces ports s’étant dit pareillement
« à portée de faire le commerce de contrebande en
Angleterre ». Dans ces entrepôts, on tenait un compte de
tous les thés qui paraissaient être sortis et l’on
demandait aux négociants les droits sur la base du compte.
Pour une plus grande
fluidité comptable, la compagnie des Indes proposa à la Ferme
générale une sorte d’abonnement à ces droits. Des relevés furent donc effectués sur les six
années du bail Bocquillon et les six années du bail
Henriet pour connaître le rapport des droits sur les thés,
à partir des registres des bureaux de la compagnie des
Indes de Lorient et de Nantes : Droits perçus année commune du bail Bocquillon en
temps de paix : 50 555 livres ; droits restitués pour les
thés sortis pour l’Angleterre : 23 212 livres ; produit
net pour la Ferme générale : 27 343 livres ; Pour le bail
Henriet (temps de guerre) : année commune : 4613 livres,
pour les restitutions : 5 326 livres, soit une restitution
supérieure au produit de 713 livres.
L’abonnement fut convenu le 30 septembre 1766 entre le duc de Duras et
les membres de la compagnie des Indes d’une part, et les fermiers
généraux Etienne Gigault de Crisenoy, Roslin,
Jacques Roussel d’Erigny, Charles Mazières,
Jean-Baptiste Fournier, Ganthier, Faventiner :
30 000 livres par an pour les deux dernières années
du bail Prévost, puis 15 000 livres par an pour le
bail suivant. Moyennant quoi, les thés
provenant de la Compagnie des Indes tirés de l’étranger pour garnir les ventes d’Angleterre restèrent
sujets aux droits de 10 sous par livre (arrêt du 6 aout
1726) à l’arrivée, comme
les thés qui venaient sans passer par la Compagnie.
Ce principe de l’abonnement fut également utilisé
pour le café.
Outre le thé, les contrebandiers de l’Essex, du
Kent ou du Sussex venaient chercher le café, les étoffes de Rouen ou de Lyon, les batistes de
Saint-Quentin ou Cambrai, les eaux-de-vie, mais aussi les tabacs de réexportation…
Bayonne, Bordeaux, Lorient, les
îles anglo-normandes, toute la côte bretonne, normande,
picarde et flamande recevaient les trafiquants anglais.
D’après les commissionnaires des douanes au Parlement de
Londres, cette activité tripla entre
1780 et 1783.
Elle aurait représenté en valeur à cette date 50 à 70
millions de livres tournois. Elle était encouragée par les
autorités françaises, notamment, à Dunkerque par les
principaux représentants à la Chambre de commerce,
négociants volontaires pour alimenter le trafic des
smoogleurs. Les actions de la Ferme générale pour juguler
ce commerce demeurèrent de faible portée. A Dieppe, les employés
constatèrent par exemple une fraude sur les marchandises
déclarées pour Portsmouth lors de leur visite du 21 avril 1752 sur le navire anglais La
Paix appartenant à Samuel Moore. Ils procédèrent à la saisie du navire et à la
confiscation des marchandises restantes. Les commis de la
Ferme étaient intéressés au partage du produit des saisies. Il n’est pas sûr
toutefois que cet intéressement fût à la hauteur des
espoirs de gain par la corruption.
Le traité
d’Eden-Rayneval (septembre 1786) fut précédé d’un durcissement des relations commerciales
entre la France et l’Angleterre. Durant la guerre d’Indépendance
d’Amérique (1778-1783), la contrebande atteignit un point culminant. L’arrêt du 17 juillet 1785 confirma toutes les prohibitions générales prononcées par les
ordonnances et règlements rendus depuis
1687. L’article 2 de cet
arrêt prohiba les marchandises anglaises autres que
celles annexées qui pouvaient entrer en payant les
droits fixés par l’arrêt du 6 septembre 1701 et suivants.
Etaient autorisés à entrer légalement : chevaux, laines,
cuirs verts, peaux de bœuf, peaux de veau, poils de vache,
suifs de toute espèce, cire jaune, cire blanche, charbon
de terre, chairs salées, bière en bouteille seulement,
colle dite d’Angleterre, corne ronde ou plate, dents
d’éléphant, couperose, drogues servant à la teinture,
instruments et outils propres aux arts, meules à
taillandier, étain non ouvré, bois de construction, bois
feuillards, bois merrains, futailles (les bois venant
d’Angleterre ou des colonies anglaises). Une décision du
28 avril 1786 défendit à tous
les employés de la Ferme générale de transiger sur les
saisies de prohibé.
Les propositions d’accommodement devaient être transmises au
directeur et le
directeur en
donnait connaissance à la compagnie.
Les marchandises du
cru ou de la fabrique d’Angleterre autorisées à entrer
furent admises dans tous les ports et tous les bureaux de
la Ferme générale par le traité du 26 septembre 1786. L’article 7 du traité
portait que les marchandises anglaises qui n’y
étaient pas énoncées devaient être soumises à leur
entrée dans le royaume aux mêmes droits
qu’acquittaient celles apportées par les autres
nations européennes. La Ferme générale
diffusa ses instructions pour faire face aux nouvelles
conditions. Dans la
ville de Dunkerque, les marchandises
devaient être accompagnées d’un certificat d’origine ou
d’un acquit de la douane anglaise ; sur cet acquit, la
chambre de commerce délivrait un certificat visé par l’intendant ou son
subdélégué, lequel le remettait au bureau des traites établi dans la
basse-ville, hors de la franchise, pour servir à l’entrée
dans le royaume (arrêt du 15 juin 1787). Il fallut également prévoir un surcroît
d‘employés et les matrices nécessaires pour apposer les
plombs non seulement à Dunkerque, mais aussi à Saint-Valéry-sur-Somme, Lorient,
Bayonne, Marseille et Toulon. Les
marchandises ne devaient pas être retardées par les
formalités d’entrée plus de quinze jours. Le traité de
libre-échange Eden-Rayneval (1786) semble voir davantage profité à l’Angleterre
qu’à la France. Les importations de produits manufacturés
anglais vers le continent augmentèrent sensiblement en
valeur : 16 millions de livres en 1784, 64 millions en 1788.
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AD Somme, 1C 2927, correspondance du directeur des Fermes, copie de la lettre reçue de la compagnie 18 septembre 1772.
- AN, G1 79, dossier 21 : « état des marchandises dont l’entrée est fixée par certains bureaux », « état des marchandises d’Angleterre dont l’entrée est défendue dans le royaume dossiers 22 et 23.
- AN, G1 80, dossier 10, Mémoire sur les thés.
- AN, G7 1147 : procès-verbal de saisie, 6 février 1702.
-
Sources imprimées:
- Arrêt du Conseil du roi, 6 septembre 1701.
- Arrêt du Conseil d’Etat du roi portant réduction des droits d'entrée sur le charbon de terre venant des états de la Grande-Bretagne, 25 août 1716.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui défend itérativement l'entrée dans le royaume des cuirs de la fabrique de la Grande-Bretagne fixe les ports par où les cuirs d'autres fabriques étrangères pourront entrer en Normandie et Picardie, 26 mars 1718.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui ordonne qu'il sera perçu 30 sols sur chaque barril de charbon de terre venant d’Angleterre, d’Ecosse et d’Irlande et entrant par Saint-Vallery, Dunkerque, Boulogne, Calais et autres entrées de la Picardie et de la Flandre, 6 juin 1741.
- Arrêt du Conseil d’Etat concernant l'entrée des harengs saurés et morues sèches venant de Hollande, 10 septembre 1746.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui casse une sentence de l'amirauté de Dieppe du 5 juillet précédent, pour avoir fait mainlevée du navire de Londres La Paix, saisi par les employés des fermes à Dieppe, sur le capitaine Moore, Anglais et confisque ledit navire, 8 août 1752.
- « Projet de traité de commerce entre la France et l’Angleterre, avec quelques notes de Colbert, daté de 1669 », dans Lettres, instructions et mémoires de Colbert, publiées par Pierre Clément, t. 2, IIe partie. Industrie, commerce, Paris, Imprimerie impériale, 1863, p. 803-814.
- Louis-Joseph Plumard de Dangeul, Remarques sur les avantages et les désavantages de la France et de la Grande Bretagne par rapport au commerce et autres sources de la puissance des États. Traduction de l’anglois du chevalier John Nickolls. Seconde édition, Leyde, 1754.
- Charles Whitworth, Commerce de la Grande-Bretagne et tableaux de ses importations et exportations progressives depuis l'année 1697 jusqu'à la fin de l'année 1773, Paris, Imprimerie royale, 1777.
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-
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Date de consultation : 22/12/2024
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