Grenier à sel
Ce tableau
montre que la moyenne s’établissait autour d’un minot pour 15 personnes et
un quart et que les habitants ressortissants aux greniers
de la généralité
d’Alençon se trouvaient nettement moins
taxés. Les fermiers avaient d’ailleurs augmenté
successivement en 1761, 1762 et 1763
de six muids supplémentaires l’impôt des trois
greniers de la généralité (Alençon, Carrouges et Falaise)
qui jusque-là n’étaient que de 60 muids. L’intendant de la
province, Antoine Jullien, sollicité par de multiples
requêtes des contribuables « épuisés », fit valoir en
1768 la nécessité de
réduire le niveau de l’imposition, mais les Fermiers
alléguèrent que la généralité était l’une des moins taxée,
que l’impôt y était à raison d’un minot par an pour 23
personnes, que les rôles d’imposition faisaient voir une
augmentation certaine du nombre de feux. Jullien répondit
qu’à défaut de diminution, il se bornerait à répartir
l’imposition le plus exactement possible. On fera
remarquer ici le rôle déterminant de l’intendant dans la
répartition arithmétique du sel. On distinguait les
greniers de vente volontaire et les greniers d’impôt. Les
premiers étaient désignés « de vente volontaire » car les
contribuables venaient chercher leur sel du devoir à la
date qui leur convenait. Les greniers d’impôt étaient
placés proches des salines ou des frontières. La
réglementation les concernant était plus stricte : dans
leur ressort, chaque communauté élisait un collecteur du
sel, différent du collecteur des tailles, qui, chaque
trimestre, devait prendre au grenier la totalité du sel
imposé à sa communauté et le rapporter dans la journée. Il
procédait ensuite à la distribution aux chefs de famille.
Seuls les sels de salaison échappaient à une répartition
arbitraire. Cette différence de régie avait un impact sur
la consommation de sel, comme le montrèrent Jeanine
Recurat et Emmanuel Le Roy Ladurie : dans le ressort des
greniers de vente volontaire, les habitants pouvaient
restreindre leur consommation plus facilement. En pays de
petites gabelles, dès
lors que les habitants n’étaient pas enrôlés,
s’établissait entre les greniers une sorte de concurrence
pour consommer la masse de
sel. En 1719, le receveur du
grenier de
Saint-Symphorien, François Ganault, se
plaignit de son homologue du grenier de
Saint-Etienne qui incitait les paroisses
du Lyonnais proches à se
fournir à son grenier. Lorsque fut créé le grenier de La
Mure, dans le Dauphiné (1759), le receveur de ce
nouvel établissement, le sieur Dupivot, n’eut de cesse
d’obtenir la suppression de celui de Sisteron-
Dauphiné. Les officiers avaient pour
objectif en effet d’obtenir la gratification accordée
quand les ventes atteignaient le rendement fixé par le
déchet.
Le prix du sel
variait d’un grenier à l’autre. Ce prix se composait de
plusieurs éléments : du prix primitif fixé par l’ordonnance de 1680 (30 à 43 livres le minot selon l’éloignement
des marais salants) pour les provinces de grandes gabelles (en pays de
petites gabelles, le prix
était fixé par le Conseil du roi), des sols pour livre qui s’y appliquaient,
de droits manuels rétablis par arrêt du 20 mars 1722 (2 livres et onze sols
pour le grenier de
Paris, 2 livres et deux sols dans les
autres greniers pour le sel de vente volontaire ; 2 livres
et un sous dans les greniers d’impôt). Ainsi, treize prix
différents existaient en pays de grandes gabelles. De même en
pays de Quart Bouillon,
les prix variaient : au grenier à sel de Caen par exemple,
le receveur attendait que chaque minot lui rapportât 60 livres 2 sols trois
deniers au début de l’année 1788, soit le prix de 38 livres le minot, avec les 41
sols six deniers pour les droits manuels, les dix sols
pour livre du principal des dits droits manuels. En pays
de petites gabelles, le
prix du sel variait d’autant plus que des dépenses
publiques particulières nécessitaient d’augmenter le prix
local. Par exemple en Dauphiné, le prix se situait entre 20 livres et 4 sous
et 23 livres et 10 sous le minot selon l’éloignement du
grenier par rapport au lieu d’approvisionnement, mais il
était augmenté des droits manuels (25 sous 6 deniers par
minot selon l’arrêt du 25 avril 1722), de deux sous pour livre (arrêt du 4 juin 1715), de 5 sous par minot
pour la réparation du canal de Launes, de 6 deniers par
minot pour l’entretien des collèges jésuites de Vienne et
Grenoble. Le prix au grenier
d’Orange était en outre augmenté de
neuf sous par minot
pour le règlement de dettes anciennes.
Précisons en outre que les sols pour livre étaient à la discrétion du roi: les
quatre sous supplémentaires créés en
1771 par Terray firent réagir les procureurs
de Provence par exemple, et Louis XV leur concéda en 1772 une exemption moyennant
une simple indemnité.
Le fonctionnement d’un grenier
différait selon qu’il se trouvait en pays de grandes gabelles, en pays de
petites gabelles. Dans le
premier cas, des registres sextés étaient dressés pour enrôler les habitants et
contrôler leur consommation. Dans les pays de petites gabelles, les contraintes
sur les habitants étaient tout à fait différentes : la
vente se faisait au prix marchand, sans obligation de
quantité. Les habitants ressortissants aux greniers
n’étaient pas enrôlés dans des registres fiscaux, sauf
dans les lieues limitrophes qui confinaient aux pays de grandes gabelles. Pour
éviter les fraudes entre provinces de régime fiscal
différent, des dépôts furent
établis aux confins des terroirs. Les marchands avaient la
liberté d’acheter le sel aux greniers et de revendre sans
commission de regrattier. En pays de grandes gabelles, la population devait acheter au moins un minot de sel pour quatorze
personnes d’une même famille âgées de plus de huit ans. La
ration d’un minot pour 14 personnes n’est pas attestée. On
peut s’en rendre compte en rapprochant le dénombrement des
feux et les ventes des greniers par généralité. Voici le
résultat pour 1768 :
La
distribution des petites mesures de sel aux regrats était organisée
sous le contrôle des officiers du grenier qui en
fixaient le prix. Selon l’ordonnance de 1680, le public devait être
présent lors des opérations de conditionnement, mais tous
les receveurs ne respectaient pas cette disposition. Dans
le Lyonnais, Buinand,
receveur des
greniers de
Charlieu et La Clayette, distribuait le
sel n’importe comment : « il ouvre et ferme et distribue
le sel quand il veut au peuple et ne fait pas la mesure
juste et nécessaire, la fesant comme bon lui semble dans
des demys minots et des quarts en son particulier et non
en présence du peuple et fait la distribution dans des
bennes où il les a mises et entreposées, telles qu’il les
a voulu mesurer parce qu’il n’y a aucun officier audits
greniers », constata le fermier des gabelles en 1714. Le rapport incertain
entre mesure et prix fut très contesté au XVIIIe siècle,
pour son incidence évidente sur les plus pauvres. Encore
en 1735, le procureur du roi
aux gabelles du Lyonnais
dénonçait les approximations : les receveurs « se servent
indifféremment de leurs valets ou de personnes inconnues
pour faire mesurer le sel, lesquels n’ont point prêté le
serment en tel cas requis ; qu’en fin, le public ne trouve
plus depuis quelque temps la même mesure de sel qu’il
prend dans les différents greniers, ce qui ne peut
provenir que de l’altération des minots que les receveurs
négligent de faire echantiller et ce qui peut aussi donner
occasion aux revendeurs de frauder les pauvres pour se
dédommager de la perte qu’ils peuvent souffrir sur le sel
qu’ils lèvent audits greniers ». Darigrand, dans son Anti-financier, dénonça
de même les malversations des grenetiers lors de
l’utilisation de la trémie.
La suppression des greniers: Au-delà, le pamphlétaire
défendit la suppression des greniers, à tout le moins,
leur réunion aux élections et juges de traites
: « Ma plume se refuse à nommer ces tribunaux cimentés par
le sang, les chambres ardentes ! Quelle surcharge immense
pour l’Etat que cette quantité presqu’innombrable de
juridictions ». En réalité, il véhiculait une idée
ancienne. En 1685, la fusion
des tribunaux de première instance compétents en matière
d’impositions indirectes fut testée, et finalement
abandonnée à cause de la guerre.
Turgot reprit le projet, appelant de ses voeux la
réduction du nombre de juridictions et l’attribution
de l’administration du sel aux intendants. Circulait dans la population la rumeur selon
laquelle les officiers des greniers, juges des saisies, abusaient de
leur autorité. Finalement, la réforme Lamoignon vint à
bout de la juridiction des greniers à sel (8 mai 1788).
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AN, 745AP (fonds Turgot), 50, dossier 4.
- AN, G1 23, f° 8, f° 15.
- AN, G1 91, dossier 22 : « Généralité d’Alençon ».
- AD Bouches-du-Rhône, C 2105, mémoires sur le sel en Provence.
- AD Calvados, C 5992, état de répartition du sel par paroisse relevantes du grenier à sel de Caen, 1788.
- AD Rhône, 1C 248, affaire Buinand, juin 1714.
- AD Rhône, 6C/23, lettre de Mongirod, procureur du roi aux gabelles du Lyonnais, à M. Jacques Verchère, juge visiteur, 4 mai 1735.
- AD Rhône, 6C/28, requête de François Ganault au juge Visiteur général des gabelles, Jacques Verchère, 1719.
-
Sources imprimées:
- Édit du Roy portant établissement d’un grenier à sel dans le bourg de Danestal, un dans celui de Neufbourg et un troisième dans celui de Livarot, et règlement pour l'arrondissement des ressorts des autres greniers à sel de la direction de Rouen, Fontainebleau, octobre 1725.
- Buterne, Dictionnaire de législation, de jurisprudence et de finances sur toutes les fermes unies de France, Avignon, 1763, p. 148 et 191.
- Edme-François Darigrand E.-F., L’anti-financier, ou relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journellement coupables les Fermiers-Généraux et des vexations qu’ils commettent dans les Provinces…, Paris, Amsterdam, 1763, La Haye, 1764, p. 57.
- Jean-Louis Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les droits impositions en Europe, tome 3, Paris, Imprimerie royale, 1769, p. 179-194.
-
Bibliographie scientifique:
- Guy Cabourdin, « Gabelle et démographie en France au XVIIe siècle », dans Annales de démographie historique, 1969. Villes et villages de l'ancienne France, p. 293-314.
- Jeanine Recurat, Emmanuel Le Roy Ladurie, « Sur les fluctuations de la consommation taxée du sel dans la France du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue du Nord, t. 54, n°215, 1972, p. 385-398.
- Philippe Béchu, « Les officiers du grenier à sel d'Angers sous l’Ancien Régime », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 84, 1977, p. 61-74.
Grenier à sel » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
DOI :