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Grenier à sel

Marie-Laure Legay





Le grenier à sel était le magasin où la masse de sel était entreposée pour être ensuite débitée, ensacquée et distribuée aux habitants de son ressort. Après une tentative malheureuse de faire porter l’impôt sur les marais salants, François Ier réorganisa les greniers en 1544 dans tout le royaume, sauf en Bretagne, Dauphiné, Provence et Languedoc. On trouvait à leur tête plusieurs officiers : un président, un contrôleur, un procureur, un grenetier ou receveur de grenier, un greffier. Le grenier formait également un tribunal compétent (ce qui le distinguait du simple entrepôt nommé « chambre à sel ») pour juger les causes de gabelle jusqu’à la valeur d’un quart de minot, puis jusqu’à un minot et au-delà avec appel à la cour des aides. Les employés des Fermes générales complétaient le personnel, notamment pour les opérations d’enregistrement de vente du sel: le trilleur ou radeur de sel mesurait le sel à la trémie et tenait le registre de délivrance. La délimitation des ressorts des greniers subit plusieurs évolutions, notamment dans les années 1720 au cours desquelles la monarchie augmenta le nombre de greniers en Normandie, Anjou, Touraine et Picardie, puis tout au long du XVIIIe siècle. C’était là un moyen de mieux contrôler le transport du sel. A la fin de l’Ancien régime, on comptait près de 250 greniers dans les pays de Grandes gabelles et 147 dans les pays de petites gabelles.

Le prix du sel variait d’un grenier à l’autre. Ce prix se composait de plusieurs éléments : du prix primitif fixé par l’ordonnance de 1680 (30 à 43 livres le minot selon l’éloignement des marais salants) pour les provinces de grandes gabelles (en pays de petites gabelles, le prix était fixé par le Conseil du roi), des sols pour livre qui s’y appliquaient, de droits manuels rétablis par arrêt du 20 mars 1722 (2 livres et onze sols pour le grenier de Paris, 2 livres et deux sols dans les autres greniers pour le sel de vente volontaire ; 2 livres et un sous dans les greniers d’impôt). Ainsi, treize prix différents existaient en pays de grandes gabelles. De même en pays de Quart Bouillon, les prix variaient : au grenier à sel de Caen par exemple, le receveur attendait que chaque minot lui rapportât 60 livres 2 sols trois deniers au début de l’année 1788, soit le prix de 38 livres le minot, avec les 41 sols six deniers pour les droits manuels, les dix sols pour livre du principal des dits droits manuels. En pays de petites gabelles, le prix du sel variait d’autant plus que des dépenses publiques particulières nécessitaient d’augmenter le prix local. Par exemple en Dauphiné, le prix se situait entre 20 livres et 4 sous et 23 livres et 10 sous le minot selon l’éloignement du grenier par rapport au lieu d’approvisionnement, mais il était augmenté des droits manuels (25 sous 6 deniers par minot selon l’arrêt du 25 avril 1722), de deux sous pour livre (arrêt du 4 juin 1715), de 5 sous par minot pour la réparation du canal de Launes, de 6 deniers par minot pour l’entretien des collèges jésuites de Vienne et Grenoble. Le prix au grenier d’Orange était en outre augmenté de neuf sous par minot pour le règlement de dettes anciennes. Précisons en outre que les sols pour livre étaient à la discrétion du roi: les quatre sous supplémentaires créés en 1771 par Terray firent réagir les procureurs de Provence par exemple, et Louis XV leur concéda en 1772 une exemption moyennant une simple indemnité.

Le fonctionnement d’un grenier différait selon qu’il se trouvait en pays de grandes gabelles, en pays de petites gabelles. Dans le premier cas, des registres sextés étaient dressés pour enrôler les habitants et contrôler leur consommation. Dans les pays de petites gabelles, les contraintes sur les habitants étaient tout à fait différentes : la vente se faisait au prix marchand, sans obligation de quantité. Les habitants ressortissants aux greniers n’étaient pas enrôlés dans des registres fiscaux, sauf dans les lieues limitrophes qui confinaient aux pays de grandes gabelles. Pour éviter les fraudes entre provinces de régime fiscal différent, des dépôts furent établis aux confins des terroirs. Les marchands avaient la liberté d’acheter le sel aux greniers et de revendre sans commission de regrattier. En pays de grandes gabelles, la population devait acheter au moins un minot de sel pour quatorze personnes d’une même famille âgées de plus de huit ans. La ration d’un minot pour 14 personnes n’est pas attestée. On peut s’en rendre compte en rapprochant le dénombrement des feux et les ventes des greniers par généralité. Voici le résultat pour 1768 :

   Ce tableau montre que la moyenne s’établissait autour d’un minot pour 15 personnes et un quart et que les habitants ressortissants aux greniers de la généralité d’Alençon se trouvaient nettement moins taxés. Les fermiers avaient d’ailleurs augmenté successivement en 1761, 1762 et 1763 de six muids supplémentaires l’impôt des trois greniers de la généralité (Alençon, Carrouges et Falaise) qui jusque-là n’étaient que de 60 muids. L’intendant de la province, Antoine Jullien, sollicité par de multiples requêtes des contribuables « épuisés », fit valoir en 1768 la nécessité de réduire le niveau de l’imposition, mais les Fermiers alléguèrent que la généralité était l’une des moins taxée, que l’impôt y était à raison d’un minot par an pour 23 personnes, que les rôles d’imposition faisaient voir une augmentation certaine du nombre de feux. Jullien répondit qu’à défaut de diminution, il se bornerait à répartir l’imposition le plus exactement possible. On fera remarquer ici le rôle déterminant de l’intendant dans la répartition arithmétique du sel. On distinguait les greniers de vente volontaire et les greniers d’impôt. Les premiers étaient désignés « de vente volontaire » car les contribuables venaient chercher leur sel du devoir à la date qui leur convenait. Les greniers d’impôt étaient placés proches des salines ou des frontières. La réglementation les concernant était plus stricte : dans leur ressort, chaque communauté élisait un collecteur du sel, différent du collecteur des tailles, qui, chaque trimestre, devait prendre au grenier la totalité du sel imposé à sa communauté et le rapporter dans la journée. Il procédait ensuite à la distribution aux chefs de famille. Seuls les sels de salaison échappaient à une répartition arbitraire. Cette différence de régie avait un impact sur la consommation de sel, comme le montrèrent Jeanine Recurat et Emmanuel Le Roy Ladurie : dans le ressort des greniers de vente volontaire, les habitants pouvaient restreindre leur consommation plus facilement. En pays de petites gabelles, dès lors que les habitants n’étaient pas enrôlés, s’établissait entre les greniers une sorte de concurrence pour consommer la masse de sel. En 1719, le receveur du grenier de Saint-Symphorien, François Ganault, se plaignit de son homologue du grenier de Saint-Etienne qui incitait les paroisses du Lyonnais proches à se fournir à son grenier. Lorsque fut créé le grenier de La Mure, dans le Dauphiné (1759), le receveur de ce nouvel établissement, le sieur Dupivot, n’eut de cesse d’obtenir la suppression de celui de Sisteron- Dauphiné. Les officiers avaient pour objectif en effet d’obtenir la gratification accordée quand les ventes atteignaient le rendement fixé par le déchet.

La distribution des petites mesures de sel aux regrats était organisée sous le contrôle des officiers du grenier qui en fixaient le prix. Selon l’ordonnance de 1680, le public devait être présent lors des opérations de conditionnement, mais tous les receveurs ne respectaient pas cette disposition. Dans le Lyonnais, Buinand, receveur des greniers de Charlieu et La Clayette, distribuait le sel n’importe comment : « il ouvre et ferme et distribue le sel quand il veut au peuple et ne fait pas la mesure juste et nécessaire, la fesant comme bon lui semble dans des demys minots et des quarts en son particulier et non en présence du peuple et fait la distribution dans des bennes où il les a mises et entreposées, telles qu’il les a voulu mesurer parce qu’il n’y a aucun officier audits greniers », constata le fermier des gabelles en 1714. Le rapport incertain entre mesure et prix fut très contesté au XVIIIe siècle, pour son incidence évidente sur les plus pauvres. Encore en 1735, le procureur du roi aux gabelles du Lyonnais dénonçait les approximations : les receveurs « se servent indifféremment de leurs valets ou de personnes inconnues pour faire mesurer le sel, lesquels n’ont point prêté le serment en tel cas requis ; qu’en fin, le public ne trouve plus depuis quelque temps la même mesure de sel qu’il prend dans les différents greniers, ce qui ne peut provenir que de l’altération des minots que les receveurs négligent de faire echantiller et ce qui peut aussi donner occasion aux revendeurs de frauder les pauvres pour se dédommager de la perte qu’ils peuvent souffrir sur le sel qu’ils lèvent audits greniers ». Darigrand, dans son Anti-financier, dénonça de même les malversations des grenetiers lors de l’utilisation de la trémie.

La suppression des greniers: Au-delà, le pamphlétaire défendit la suppression des greniers, à tout le moins, leur réunion aux élections et juges de traites : « Ma plume se refuse à nommer ces tribunaux cimentés par le sang, les chambres ardentes ! Quelle surcharge immense pour l’Etat que cette quantité presqu’innombrable de juridictions ». En réalité, il véhiculait une idée ancienne. En 1685, la fusion des tribunaux de première instance compétents en matière d’impositions indirectes fut testée, et finalement abandonnée à cause de la guerre. Turgot reprit le projet, appelant de ses voeux la réduction du nombre de juridictions et l’attribution de l’administration du sel aux intendants. Circulait dans la population la rumeur selon laquelle les officiers des greniers, juges des saisies, abusaient de leur autorité. Finalement, la réforme Lamoignon vint à bout de la juridiction des greniers à sel (8 mai 1788).





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AN, 745AP (fonds Turgot), 50, dossier 4.
  • AN, G1 23, f° 8, f° 15.
  • AN, G1 91, dossier 22 : « Généralité d’Alençon ».
  • AD Bouches-du-Rhône, C 2105, mémoires sur le sel en Provence.
  • AD Calvados, C 5992, état de répartition du sel par paroisse relevantes du grenier à sel de Caen, 1788.
  • AD Rhône, 1C 248, affaire Buinand, juin 1714.
  • AD Rhône, 6C/23, lettre de Mongirod, procureur du roi aux gabelles du Lyonnais, à M. Jacques Verchère, juge visiteur, 4 mai 1735.
  • AD Rhône, 6C/28, requête de François Ganault au juge Visiteur général des gabelles, Jacques Verchère, 1719.

    Sources imprimées:
  • Édit du Roy portant établissement d’un grenier à sel dans le bourg de Danestal, un dans celui de Neufbourg et un troisième dans celui de Livarot, et règlement pour l'arrondissement des ressorts des autres greniers à sel de la direction de Rouen, Fontainebleau, octobre 1725.
  • Buterne, Dictionnaire de législation, de jurisprudence et de finances sur toutes les fermes unies de France, Avignon, 1763, p. 148 et 191.
  • Edme-François Darigrand E.-F., L’anti-financier, ou relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journellement coupables les Fermiers-Généraux et des vexations qu’ils commettent dans les Provinces…, Paris, Amsterdam, 1763, La Haye, 1764, p. 57.
  • Jean-Louis Moreau de Beaumont, Mémoires concernant les droits impositions en Europe, tome 3, Paris, Imprimerie royale, 1769, p. 179-194.


    Bibliographie scientifique:
  • Guy Cabourdin, « Gabelle et démographie en France au XVIIe siècle », dans Annales de démographie historique, 1969. Villes et villages de l'ancienne France, p. 293-314.
  • Jeanine Recurat, Emmanuel Le Roy Ladurie, « Sur les fluctuations de la consommation taxée du sel dans la France du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles », Revue du Nord, t. 54, n°215, 1972, p. 385-398.
  • Philippe Béchu, « Les officiers du grenier à sel d'Angers sous l’Ancien Régime », Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 84, 1977, p. 61-74.




Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Grenier à sel » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
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