Mandrin Louis
Louis
Mandrin naquit le 11 février 1725 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, gros bourg du
sud-est de la province du Dauphiné. Fils aîné d’un marchand, il prit les rênes de
l’entreprise familiale à la mort de son père en 1742. En 1749, après l’échec ruineux d’une
entreprise commerciale destinée à approvisionner les
militaires français, il se lança dans la contrebande et
s’installa en Savoie,
province étrangère appartenant au royaume de Sardaigne.
Là, il forma une bande et, comme d’innombrables autres
commerçants, fit entrer la contrebande en France. Pourquoi
tant de contrebande affluait-elle de la Savoie vers la France ? Au
cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les ambitions
impériales de la monarchie française devinrent de plus en
plus coûteuses. La monarchie chercha donc à taxer et
réglementer diverses marchandises qui, grâce au
développement du commerce tant intérieur qu’européen et
d’outre-mer, circulaient dans tout le royaume. La
monarchie délégua à la Ferme Générale l’administration
fiscale et réglementaire de ces marchandises – fermage
fiscal privé, dirigé par des financiers parisiens qui
supervisaient une immense bureaucratie d’administrateurs
et de gardes douaniers armés.
Et pourtant, même la grande
et puissante Ferme ne parvenait pas à faire pleinement
respecter les nombreuses lois fiscales royales et les
règlements commerciaux qu’elle était chargée de faire
appliquer. L’écart béant entre les revendications
ambitieuses de la monarchie en matière de réglementation
fiscale, ainsi que la capacité limitée de la Ferme à les
mettre en pratique, permirent la croissance d’une économie
illicite tentaculaire. On estime que plus d’un million
d’hommes, de femmes et d’enfants vivaient dans cette
économie parallèle. Nobles, clergé et marchands approvisionnaient les trafiquants
locaux ; les paysans acheminaient la contrebande par-delà
les frontières nationales et internationales ; et les
revendeurs urbains colportaient ces marchandises illicites
dans les bars, les cafés et les meublés. La Savoie était l’une des
nombreuses provinces frontalières qui alimentaient cette
vaste économie clandestine.
Mandrin faisait le commerce de
deux marchandises mondiales particulièrement lucratives :
les indiennes et le tabac
. Les indiennes – nom
donné aux tissus fabriqués en Inde ou à leurs imitations
produites en Europe – étaient très recherchées à la fin du
XVIIe et au XVIIIe siècle. Exotiques, vives et aux
couleurs inaltérables, les indiennes plaisaient tant aux
femmes qu’aux hommes désireux d’égayer leur maison et de
s’habiller à la mode.
Or, lorsque la Compagnie française
des Indes orientales se mit à
importer de grandes quantités de ces tissus, les
fabricants de textiles traditionnels français exercèrent
des pressions sur le gouvernement pour obtenir sa
protection. En 1686, la
monarchie réagit en interdisant toute importation d’indiennes. Contrôlée
par les gardes de la Ferme – et donc imbriquée dans
l’appareil fiscal de la monarchie – la prohibition dura
soixante-treize ans. En 1759,
elle fut remplacée par un lourd tarif douanier. Étant
donné la proximité de la Savoie avec Genève entre autres villes suisses produisant
des indiennes de contrefaçon, il n’est pas surprenant que
la province alpine soit devenue une plaque tournante pour
la contrebande de ces
tissus en France. Le tabac
était l’autre marchandise mondiale dont Mandrin faisait le
trafic. Le tabac était l’un des produits américains les
plus anciens et les plus largement consommés en Europe.
Alors que les Européens ingéraient depuis des siècles des
produits qui affectaient leur état mental, tels qu’alcool
et herbes locales, l’expansion du commerce mondial au
début de la période moderne les exposa à une panoplie de
nouvelles substances psychoactives puissantes (notamment
le tabac mais aussi le café, le thé et le sucre). Les Européens
s’approprièrent avidement les connotations indigènes
américaines du tabac, telles que son association avec la
guérison et la sociabilité. On se mit à priser des pincées
de tabac pour soigner les maux de tête ou, dans les
tavernes, à offrir des feuilles aux autres fumeurs de
pipe.
La monarchie française tenta de prendre le contrôle
de la demande croissante de tabac en établissant un monopole d’État sur sa vente. En
1674, Louis XIV interdit
tout commerce privé de la feuille et commença à
commercialiser le tabac américain auprès de ses sujets. Il
engagea de ce fait la France dans une économie atlantique
dynamique, basée sur l’exploitation brutale des peuples
d’origine africaine, réduits en esclavage. Pour gérer
cette opération à grande échelle et faire respecter
l’interdiction en vigueur dans le pays, la couronne
afferma le monopole à la Ferme, qui contracta le droit de
percevoir divers impôts indirects. Au début, en bon
mercantiliste, la Ferme s’approvisionnait en tabac dans
les colonies françaises de Saint-Domingue et de Louisiane,
mais eut tôt fait de se tourner vers les marchands
britanniques, capables de livrer des feuilles venues de la
baie de Chesapeake en Amérique du Nord – moins chères et
de meilleure qualité. Au milieu du XVIIIe siècle, la Ferme
achetait chaque année des millions de livres de tabac
cultivé en Virginie et au Maryland et le commercialisait à
des prix relativement élevés dans tout le royaume de
France. Ce monopole stimulait un florissant commerce de
tabac illicite et,
comme pour les indiennes, la Suisse et la Savoie devinrent
des plaques tournantes incontournables de ce commerce.
Au
début, Mandrin et sa bande pratiquèrent leur activité
comme la plupart des contrebandiers : ils achetaient de
grandes quantités de contrebande bon marché (indiennes, tabac et autres
marchandises), les faisaient passer clandestinement au nez
et à la barbe des agents des douanes agricoles postés aux
frontières internationales et nationales, pour les vendre
sous le manteau soit au consommateur final, soit à
d’autres intermédiaires qui assuraient la distribution aux
consommateurs. Cependant, en 1754 et 1755, Mandrin
improvisa deux pratiques commerciales hautement
subversives. Tout d’abord, au mépris de la Ferme, ses
hommes et lui sortirent de l’ombre de l’économie
souterraine et, en plein jour, occupaient en mode
militaire les villes où ils vendaient de la contrebande sur les
places de marché publiques, ouvertement. Mandrin développa
cette stratégie audacieuse lors de trois expéditions au
long cours en France, durant l’été 1754: un voyage au départ de la Savoie à destination du Languedoc entre le 6 juin et le 9 juillet ; et une
incursion en Suisse à la fin
du mois de juillet ; ainsi qu’une campagne audacieuse en
Auvergne, du 20 août au 5 septembre. Le 22 juin 1754, par exemple, la bande de Mandrin, à cheval
et armée de mousquets et pistolets, investit le village de Millau
en Languedoc, privatisa la place du marché, déchargea sa
cargaison, et colporta sa marchandise aux citadins ébahis.
La stupéfiante intrépidité d’une telle manœuvre stupéfia
le subdélégué local, seul représentant de l’autorité
royale en ville. Le laissa pantois non seulement la
présence de contrebande, mais aussi qu’elle fût vendue au
détail de manière aussi éhontée. Les contrebandiers
vendaient du tabac prohibé et
des indiennes « plus
publiquement qu’on ne vend les aiguillettes et les
chapelets », relata-t-il avec indignation. En jetant aux
orties la chape de secret qui recouvrait le marché
clandestin, Mandrin et ses hommes inauguraient un espace
public pour la vente ouverte de la contrebande. Ils
défiaient effrontément la Ferme Générale en se livrant au
commerce illégal, au vu et au su de tous. Pour couronner
une longue journée de vente de contrebande sur la place
publique, la bande régalait les bons citoyens de Millau
d’une revue militaire bien ficelée.
La deuxième innovation
de Mandrin fut encore plus téméraire. La vente audacieuse
de Millau n’était « encore rien, en comparaison de ce
qu’ils ont fait à la foire de Rodez ». « Vous aurez peine
à le croire », écrivait le subdélégué de Vabre ; même
« les gens qui l’ont vu ne peuvent encore s’en
persuader ». Le 29 juin 1754,
Mandrin et sa bande vendirent
du tabac de contrebande sur
le champ de foire très bien achalandé de Rodez, attirant
l’attention d’un certain Monsieur Raynal, directeur du bureau de
la Ferme en cette ville.
Craignant que l’afflux de tabac
illicite ne compromette le monopole, Raynal s’approcha de
la bande et proposa d’acheter
une grande partie de leur tabac, s’ils acceptaient de mettre fin à leurs ventes au
public. Raynal avait sans aucun doute l’intention de
prendre possession de la feuille de contrebande et de la
commercialiser sous le contrôle de la Ferme. Séduits par
la perspective de vendre en gros à la Ferme, Mandrin et
ses hommes acceptèrent l’offre. Mais lorsqu’ils se
présentèrent au domicile de Raynal pour effectuer la
transaction, ils découvrirent que le directeur avait pris la
fuite et leur faisait faux bond. Enragés par cette
trahison, les contrebandiers défoncèrent la porte du
domicile de Raynal, déposèrent le tabac dans sa maison et
chargèrent ses voisins de l’informer que s’il ne payait
pas ce qu’il leur devait, « ils les brûleraient lui et sa
maison ». L’argent fut versé dans l’heure qui suivit.
La
vente de Rodez allait servir de modèle aux futures ventes
forcées de Mandrin. Au cours de plusieurs grandes
campagnes en 1754 et 1755, ses ventes suivaient un
scénario aussi précis qu’efficace. La bande se rendait en
ville ; passait directement à l’entrepôt de la Ferme ;
déchargeait le tabac illicite ; imposait un prix à l’agent
de la Ferme sous la menace de lui faire violence ;
encaissait l’argent et délivrait un reçu signé par Mandrin
lui-même, certifiant l’échange. Si l’agent de la Ferme
n’avait pas assez d’argent en caisse, Mandrin le forçait à
emprunter l'argent à des voisins ou à des fonctionnaires
locaux. Lorsque les membres de la bande rencontraient une
résistance, ils n’hésitaient pas à recourir à la violence.
On peut interpréter ces ventes forcées de deux manières.
La première consiste à les assimiler à des
« contributions » militaires, des actes d’extorsion commis
par les officiers de l’armée des débuts de l’ère moderne,
qui forçaient régulièrement les villes occupées à payer
des impôts ou à fournir aux troupes nourriture et
logement. En échange de ces contributions, les officiers
promettaient d’empêcher leurs hommes de piller le
territoire. Voici comment l’ancien ministre et
mémorialiste, marquis d’Argenson, comprenait les pratiques
extraordinaires de la bande
de contrebandiers de Mandrin : ils « exigent des
contributions, comme des ennemis ». Cependant, à
considérer les ventes forcées de Mandrin comme de simples
« contributions », on passe à côté d’une autre dimension
de leur portée. Dans les contributions militaires,
l’argent était échangé exclusivement contre une
protection. Cependant, Mandrin ne se contentait pas de
vendre de la protection. Il pratiquait également une forme
de commerce dans lequel avait lieu un véritable échange :
des biens contre de l’argent. Échange certes coercitif,
mais échange tout de même, et, à cet égard, ses ventes
forcées ne rappellent pas tant les contributions
militaires du début de l’ère moderne que les taxations
populaires – sorte d’actions collectives contre les
fournisseurs de nourriture, qui éclataient assez
fréquemment dans la France du XVIIIe siècle. Lors des
taxations populaires, les femmes et les hommes qui
soupçonnaient boulangers ou marchands de grains
d’augmenter les prix des aliments en recourant à
collusion, thésaurisation ou autres pratiques
« monopolistiques » se rassemblaient en foule pour exiger
que ces commerçants proposent un prix « juste ou
équitable », c’est-à-dire un prix fixé spontanément par un
marché non entaché de tromperie ou de fraude. Des notions
similaires sur l’illégitimité du « monopole » et la
nécessité de corriger les formes monopolistiques du
commerce au nom de la justice populaire se retrouvent à
l’œuvre dans les ventes forcées de Mandrin. En effet,
comme le montrent les reçus délivrés à l’issue de ces
échanges contraints, Mandrin avait l’intention de faire
payer son tabac aux Fermiers
Généraux. Non seulement contestait-il publiquement les
prétentions fiscales du monopole du tabac, mais il
inversait les rapports de force avec la Ferme, en
obligeant les financiers qui la dirigeaient d’acheter le
tabac illicite que la Ferme était censée éradiquer.
Mandrin coupait délibérément les lignes
d’approvisionnement de la Ferme et injectait de la
contrebande dans une institution qu’il percevait, comme
tant d’autres, comme un monopole injuste et illégitime.
Au
cours de l’automne et de l’hiver 1754, Mandrin élargit considérablement ses opérations
de contrebande. Il étoffa sa bande jusqu’à plus d’une centaine d’hommes, mena dans des
grandes villes une série de ventes forcées très théâtrales
(par exemple, Bourg-en-Bresse, Le Puy-en-Velay, Beaune et
Autun), et finit par attirer l’attention des ministres et
fonctionnaires royaux. Les contrebandiers « ont déclaré
une guerre ouverte » à la Ferme, observe l’intendant d’Auvergne, région soumise à de fréquentes attaques.
Mandrin avait en effet intensifié ses actions sur la
Ferme. Le 5 octobre 1754, il
exécuta ce qui allait devenir la plus célèbre vente forcée
de sa carrière : à Bourg-en-Bresse – la plus grande ville
où il avait encore osé pénétrer. Avec une bande de 112
hommes, il sécurisa les portes de la ville, occupa la
place du marché central et se rendit chez le directeur
général de la Ferme. Il remit 38 ballots de tabac à la
femme du directeur et exigea 20.000 livres en échange.
Lorsque la femme du directeur expliqua qu’elle ne
disposait pas d’une telle somme, il l’escorta jusqu’au
domicile d’un receveur
régional des impôts et découvrit qu’était en visite ce
jour-là l’intendant de
Bourgogne, Jean-François Joly de Fleury –
l’administrateur royal le plus haut placé de la province.
Mandrin exigea poliment de Joly de Fleury d’ordonner au
receveur des impôts de payer la facture, requête que
l’intendant exécuta sans résister. Argent en main, Mandrin
libéra la femme de l’administrateur, rédigea un reçu et
célébra sa victoire par un festin et une incursion dans la
prison locale, où il libéra tous les prisonniers à
l’exception de trois voleurs – acte de discernement moral
faisant écho à ses ventes forcées soigneusement mises en
scène. Toutes les ventes forcées de Mandrin ne réussirent
pas aussi brillamment ; il se heurta à une forte
résistance au Puy-en-Velay, où le capitaine d’une brigade engagea la bande dans une violente
fusillade. Néanmoins, les nouvelles de ses ventes forcées,
fructueuses ou non, attirèrent l’attention du public.
En
décembre 1754, Mandrin lança
sa dernière expédition en France, où il se retrouvait
désormais confronté à tout le poids de l’État. Il se
trouva face aux brigades,
la maréchaussée et, surtout, à l’armée royale, prête à le
pourchasser dans ce qui sera de loin sa tournée la plus
sanglante. Alors que Mandrin traversait la Bourgogne en hiver, ses ventes forcées suivaient le
schéma habituel, mais le lieutenant-colonel Jean Chrétien
Fischer, qui dirigeait un corps d’élite de chasseurs
agiles, rattrapa la bande au village de Guenand
et livra aux contrebandiers une bataille
féroce. Les deux camps subirent de lourdes pertes. Mandrin
s’en sortit de justesse et retourna dans son havre de paix
savoyard pour soigner ses blessures. Cependant, le
ministre de la guerre, craignant une alliance entre
contrebandiers, huguenots français et Britanniques, ourdit
un complot pour capturer Mandrin en Savoie, en violation
flagrante du droit international. Les 10 et 11 mai 1755, un détachement secret de
500 soldats s’empara de Mandrin au château de Rochefort en
Savoie et escorta le
chef de bande jusqu’en France. Il fut jugé par la
« commission » de Valence (le premier de plusieurs
tribunaux de haute contrebande financés par la Ferme),
déclaré coupable et condamné à mort. Le 26 mai 1755, le contrebandier fut
amené en place des Clercs et brisé sur la roue, sous les
yeux d’une grande foule. « De la vie on n’a vu une telle
boucherie », déplora un épicier local compatissant, qui
assista à cette brutale exécution.
On doit situer la
carrière de Mandrin dans les contextes sociaux, politiques
et culturels plus larges de l’époque. Nous avons déjà
évoqué la façon dont la monarchie cherchait à utiliser la
Ferme Générale pour contrôler et exploiter financièrement
le commerce national et international – politique qui
générait de hauts revenus pour la Ferme mais qui eut pour
conséquence inopinée de stimuler le développement d’un
solide commerce de contrebande. L’intervention de la Ferme
dans ce commerce eut deux autres conséquences. La
première, la montée de rébellions. Jean Nicolas a montré que la
France entre 1661 et 1789 connut une recrudescence
de rébellions, dues en grande partie aux luttes entre
agents de la Ferme d’une part, et contrebandiers et leurs
alliés, d’autre part. L’hostilité à l’égard de la Ferme
s’intensifiait : les commerçants illicites résistaient aux
arrestations, et les foules locales agressaient les gardes
de la Ferme. Deuxièmement, reflétant la montée de la
rébellion en faveur de la contrebande, la monarchie durcit
le système de justice pénale en portant à quelque 20.000
gardes la force de police dont disposait la Ferme. Ce qui
en fit la plus grande force paramilitaire d’Europe. Elle
l’investit de pouvoirs étendus de perquisition, saisie et
arrestation. La Couronne renforça également le code pénal
à l’encontre de la contrebande et créa des tribunaux
extraordinaires appelés commissions, qui, financés par la
Ferme, étaient prompts à imposer des peines sévères aux
contrebandiers qui participaient à des bandes, portaient
des armes ou se livraient à la rébellion. Au cours du
siècle, les nouvelles commissions exécutèrent des dizaines
de contrebandiers et, avec l’appui des tribunaux
financiers de niveau inférieur, en envoyèrent des dizaines
de milliers d’autres aux galères ou aux bagnes (camps de
travail pénitentiaire). La naissance de la prison moderne
doit beaucoup à la répression de la contrebande par la
Ferme.Mandrin devint un symbole de cette « guerre » entre
Ferme et contrebandier. Avant son exécution, la nouvelle
de ses exploits s’était répandue comme une trainée de
poudre : les provinciaux célébraient sa bravoure par des
chants, et les journaux étrangers francophones profitèrent
de l’accalmie du temps de paix pour relater ses exploits.
Bien qu’ils déplorent le brigandage de la bande, les journaux
dépeignaient néanmoins Mandrin comme une sorte de héros
militaire au noble port de tête, aux fortes convictions
morales et aux remarquables prouesses martiales. Mais ce
n’est qu’après son exécution que la figure de Mandrin – et
la question politique de la contrebande – firent irruption
dans la sphère publique. La mort de Mandrin déclencha une
formidable flambée de la presse écrite : lors de sa
disparition, biographes et dramaturges romancèrent sa vie,
les graveurs illustrèrent ses exploits et les poètes lui
rendirent hommage.
En termes de culture populaire, toute
une palette de représentations circula suite son exécution
– Mandrin : guerrier courageux, rusé, honorable gentleman,
dangereux hors-la-loi et rebelle à principes. Chacune de
ces interprétations plaidait en faveur de la signification
politique de sa lutte armée contre la Ferme. Certains
ouvrages, comme La Mandrinade, ou L’Histoire curieuse,
véridique et remarquable de la vie de Louis Mandrin,
diabolisaient le contrebandier, tandis que d’autres, comme
l’Oraison funèbre de Messire Louis Mandrin et l’Abrégé de
la vie de Louis Mandrin, le magnifiaient. L’ouvrage le
plus populaire de l’époque sur Mandrin, la picaresque
Histoire de Louis Mandrin, depuis sa naissance jusqu’à sa
mort, publié par la Bibliothèque bleue, condamnait le
contrebandier pour cause de brigandage, mais offrait le
portrait sympathique d’un héros intelligent, éloquent,
sensible et courageux, qui ne manquait jamais une occasion
de lutter vaillamment contre la Ferme. Ces biographies
plongeaient le lecteur dans le conflit entre Ferme et
trafiquants, et légitimaient parfois les actes de
rébellion des brigands.
Si certaines œuvres de la
littérature éphémère célébraient Mandrin, exprimant une
hostilité généralisée à l’égard de la Ferme, il fallut la
littérature des Lumières pour traduire le ressentiment
populaire en un puissant mouvement de réforme de l’État. À
peine la dépouille du contrebandier eut-elle été trainée
hors les murs de Valence, sa mémoire fut convoquée dans
les débats des Lumières sur la réforme, politisant
davantage encore l’économie souterraine. Les économistes
politiques fustigeaient la Ferme pour avoir tenté – dans
le cas de la prohibition des indiennes – d’étouffer la
souveraineté des consommateurs et le commerce ainsi
généré, ou pour avoir violé les lois de la nature et de la
concurrence économique – comme dans le cas du monopole du
tabac (ainsi que du
monopole du sel, entre autres impôts indirects). Les
magistrats et penseurs libéraux dénonçaient les tribunaux
financés par la Ferme, pour avoir imposé des peines
inhumaines à de pauvres contrebandiers qui « tentaient
simplement de gagner leur vie ». Guillaume-Chrétien de
Lamoignon de Malesherbes, président de la plus haute cour
fiscale du royaume, n’hésita pas à lancer cette charge :
la Ferme est une institution « despotique » qui corrompt
la monarchie. Comment en est-on arrivé, demanda-t-il au
roi, « à prononcer la peine de mort contre des Citoyens
pour un intérêt de finance ? » Transposant dans la presse
la « guerre » contre la Ferme, les écrivains des Lumières
déplacèrent, des trafiquants vers la Ferme, la culpabilité
du soi-disant crime de contrebande, affirmant que
l’institution se livrait à des abus de pouvoir
systématiques. Philosophes, économistes politiques et
juristes exigèrent une réforme immédiate et approfondie,
ce qui exerça une pression énorme sur un État qui ne
pouvait être entièrement réformé que par la voie
révolutionnaire.
Louis Mandrin n’était pas un
révolutionnaire avant la lettre ; il n’a ni articulé un
programme révolutionnaire cohérent, ni galvanisé un
mouvement visant à prendre le pouvoir. Cependant, ses
méthodes commerciales coercitives défiaient de manière
flagrante la Ferme – l’institution financière la plus
importante du royaume – et captaient l’attention des
chanteurs, graveurs et écrivains de tout acabit, qui
théâtralisaient son combat. Dans les décennies qui
suivirent son exécution, alors que ses actes entraient
dans la légende, l’économie illicite qu’il défendait
devint hautement politisée et entama encore davantage la
légitimité de la Ferme. Pas étonnant que la Révolution
française ait commencé non pas par la prise de la
Bastille, comme on le croit généralement, mais par
l'incendie des grilles de la douane de Paris – le « mur
des Fermiers Généraux » – du 11 au 14 juillet 1789.
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AD Hérault, C 1699 C 1978.
- AD Puy-de-Dôme 1C 1638 (un employé de l’intendance de Lyon parla d’une “guerre déclarée aux fermes”.
-
Sources imprimées:
- René-Louis de Voyer, marquis d’Argenson, Journal et mémoires du marquis d’Argenson, Paris, 1866, 8:396.
-
Bibliographie scientifique:
- Jacob M. Price, France and the Chesapeake: A History of the French Tobacco Monopoly, 1674- 1791, and of Its Relationship to the British and American Tobacco Trades, 2 vol., Ann Arbor, MI, 1973.
- Michel Forest, Chroniques d’un bourgeois de Valence au temps de Mandrin, Grenoble, 1980, p. 40.
- Élisabeth Badinter, ed., Les “Remontrances” de Malesherbes, 1771-1775, Paris, 1985, p. 174-202.
- Jean Nicolas, La Rébellion française: Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, 2002.
- James R. Farr, The Work of France: Labor and Culture in Early Modern Times, 1350-1850 Lanham, MD, 2008, p. 49.
- Michael Kwass, Louis Mandrin: La mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières, Paris, 2016, traduction de Contraband: Louis Mandrin and the Making of a Global Underground, Cambridge, MA, 2014.
Michael Kwass (traduction: Dominique Macabies), « Mandrin Louis » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
DOI :