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Mandrin Louis

Michael Kwass
(traduction: Dominique Macabies)





Louis Mandrin était un contrebandier dont les démêlées avec la Ferme générale sont devenues légendaires dans la France du XVIIIe siècle. En 1754-1755, il écumait tout le sud-est de la France à la tête de sa bande armée et vendait de grandes quantités de produits de contrebande. Cependant, plutôt que colporter clandestinement aux consommateurs des marchandises illicites, Mandrin subvertit effrontément l’autorité de la Ferme Générale en attaquant ses agents et en les forçant à acheter son tabac de contrebande. Les 10 et 11 mai 1755, l’armée française captura Mandrin et le fit transférer dans la ville de Valence, où il fut jugé et mis à mort. Son exécution eut deux conséquences, involontaires mais importantes : elle fit de Mandrin un héros populaire ; et fit couler un flot de littérature des Lumières condamnant la Ferme et exigeant la réforme de l’État royal français.

Louis Mandrin naquit le 11 février 1725 à Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, gros bourg du sud-est de la province du Dauphiné. Fils aîné d’un marchand, il prit les rênes de l’entreprise familiale à la mort de son père en 1742. En 1749, après l’échec ruineux d’une entreprise commerciale destinée à approvisionner les militaires français, il se lança dans la contrebande et s’installa en Savoie, province étrangère appartenant au royaume de Sardaigne. Là, il forma une bande et, comme d’innombrables autres commerçants, fit entrer la contrebande en France. Pourquoi tant de contrebande affluait-elle de la Savoie vers la France ? Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les ambitions impériales de la monarchie française devinrent de plus en plus coûteuses. La monarchie chercha donc à taxer et réglementer diverses marchandises qui, grâce au développement du commerce tant intérieur qu’européen et d’outre-mer, circulaient dans tout le royaume. La monarchie délégua à la Ferme Générale l’administration fiscale et réglementaire de ces marchandises – fermage fiscal privé, dirigé par des financiers parisiens qui supervisaient une immense bureaucratie d’administrateurs et de gardes douaniers armés.

Et pourtant, même la grande et puissante Ferme ne parvenait pas à faire pleinement respecter les nombreuses lois fiscales royales et les règlements commerciaux qu’elle était chargée de faire appliquer. L’écart béant entre les revendications ambitieuses de la monarchie en matière de réglementation fiscale, ainsi que la capacité limitée de la Ferme à les mettre en pratique, permirent la croissance d’une économie illicite tentaculaire. On estime que plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants vivaient dans cette économie parallèle. Nobles, clergé et marchands approvisionnaient les trafiquants locaux ; les paysans acheminaient la contrebande par-delà les frontières nationales et internationales ; et les revendeurs urbains colportaient ces marchandises illicites dans les bars, les cafés et les meublés. La Savoie était l’une des nombreuses provinces frontalières qui alimentaient cette vaste économie clandestine.

Mandrin faisait le commerce de deux marchandises mondiales particulièrement lucratives : les indiennes et le tabac

. Les indiennes – nom donné aux tissus fabriqués en Inde ou à leurs imitations produites en Europe – étaient très recherchées à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle. Exotiques, vives et aux couleurs inaltérables, les indiennes plaisaient tant aux femmes qu’aux hommes désireux d’égayer leur maison et de s’habiller à la mode.

Or, lorsque la Compagnie française des Indes orientales se mit à importer de grandes quantités de ces tissus, les fabricants de textiles traditionnels français exercèrent des pressions sur le gouvernement pour obtenir sa protection. En 1686, la monarchie réagit en interdisant toute importation d’indiennes. Contrôlée par les gardes de la Ferme – et donc imbriquée dans l’appareil fiscal de la monarchie – la prohibition dura soixante-treize ans. En 1759, elle fut remplacée par un lourd tarif douanier. Étant donné la proximité de la Savoie avec Genève entre autres villes suisses produisant des indiennes de contrefaçon, il n’est pas surprenant que la province alpine soit devenue une plaque tournante pour la contrebande de ces tissus en France. Le tabac était l’autre marchandise mondiale dont Mandrin faisait le trafic. Le tabac était l’un des produits américains les plus anciens et les plus largement consommés en Europe. Alors que les Européens ingéraient depuis des siècles des produits qui affectaient leur état mental, tels qu’alcool et herbes locales, l’expansion du commerce mondial au début de la période moderne les exposa à une panoplie de nouvelles substances psychoactives puissantes (notamment le tabac mais aussi le café, le thé et le sucre). Les Européens s’approprièrent avidement les connotations indigènes américaines du tabac, telles que son association avec la guérison et la sociabilité. On se mit à priser des pincées de tabac pour soigner les maux de tête ou, dans les tavernes, à offrir des feuilles aux autres fumeurs de pipe.

La monarchie française tenta de prendre le contrôle de la demande croissante de tabac en établissant un monopole d’État sur sa vente. En 1674, Louis XIV interdit tout commerce privé de la feuille et commença à commercialiser le tabac américain auprès de ses sujets. Il engagea de ce fait la France dans une économie atlantique dynamique, basée sur l’exploitation brutale des peuples d’origine africaine, réduits en esclavage. Pour gérer cette opération à grande échelle et faire respecter l’interdiction en vigueur dans le pays, la couronne afferma le monopole à la Ferme, qui contracta le droit de percevoir divers impôts indirects. Au début, en bon mercantiliste, la Ferme s’approvisionnait en tabac dans les colonies françaises de Saint-Domingue et de Louisiane, mais eut tôt fait de se tourner vers les marchands britanniques, capables de livrer des feuilles venues de la baie de Chesapeake en Amérique du Nord – moins chères et de meilleure qualité. Au milieu du XVIIIe siècle, la Ferme achetait chaque année des millions de livres de tabac cultivé en Virginie et au Maryland et le commercialisait à des prix relativement élevés dans tout le royaume de France. Ce monopole stimulait un florissant commerce de tabac illicite et, comme pour les indiennes, la Suisse et la Savoie devinrent des plaques tournantes incontournables de ce commerce.

Au début, Mandrin et sa bande pratiquèrent leur activité comme la plupart des contrebandiers : ils achetaient de grandes quantités de contrebande bon marché (indiennes, tabac et autres marchandises), les faisaient passer clandestinement au nez et à la barbe des agents des douanes agricoles postés aux frontières internationales et nationales, pour les vendre sous le manteau soit au consommateur final, soit à d’autres intermédiaires qui assuraient la distribution aux consommateurs. Cependant, en 1754 et 1755, Mandrin improvisa deux pratiques commerciales hautement subversives. Tout d’abord, au mépris de la Ferme, ses hommes et lui sortirent de l’ombre de l’économie souterraine et, en plein jour, occupaient en mode militaire les villes où ils vendaient de la contrebande sur les places de marché publiques, ouvertement. Mandrin développa cette stratégie audacieuse lors de trois expéditions au long cours en France, durant l’été 1754: un voyage au départ de la Savoie à destination du Languedoc entre le 6 juin et le 9 juillet ; et une incursion en Suisse à la fin du mois de juillet ; ainsi qu’une campagne audacieuse en Auvergne, du 20 août au 5 septembre. Le 22 juin 1754, par exemple, la bande de Mandrin, à cheval et armée de mousquets et pistolets, investit le village de Millau en Languedoc, privatisa la place du marché, déchargea sa cargaison, et colporta sa marchandise aux citadins ébahis. La stupéfiante intrépidité d’une telle manœuvre stupéfia le subdélégué local, seul représentant de l’autorité royale en ville. Le laissa pantois non seulement la présence de contrebande, mais aussi qu’elle fût vendue au détail de manière aussi éhontée. Les contrebandiers vendaient du tabac prohibé et des indiennes « plus publiquement qu’on ne vend les aiguillettes et les chapelets », relata-t-il avec indignation. En jetant aux orties la chape de secret qui recouvrait le marché clandestin, Mandrin et ses hommes inauguraient un espace public pour la vente ouverte de la contrebande. Ils défiaient effrontément la Ferme Générale en se livrant au commerce illégal, au vu et au su de tous. Pour couronner une longue journée de vente de contrebande sur la place publique, la bande régalait les bons citoyens de Millau d’une revue militaire bien ficelée.

La deuxième innovation de Mandrin fut encore plus téméraire. La vente audacieuse de Millau n’était « encore rien, en comparaison de ce qu’ils ont fait à la foire de Rodez ». « Vous aurez peine à le croire », écrivait le subdélégué de Vabre ; même « les gens qui l’ont vu ne peuvent encore s’en persuader ». Le 29 juin 1754, Mandrin et sa bande vendirent du tabac de contrebande sur le champ de foire très bien achalandé de Rodez, attirant l’attention d’un certain Monsieur Raynal, directeur du bureau de la Ferme en cette ville.

Craignant que l’afflux de tabac illicite ne compromette le monopole, Raynal s’approcha de la bande et proposa d’acheter une grande partie de leur tabac, s’ils acceptaient de mettre fin à leurs ventes au public. Raynal avait sans aucun doute l’intention de prendre possession de la feuille de contrebande et de la commercialiser sous le contrôle de la Ferme. Séduits par la perspective de vendre en gros à la Ferme, Mandrin et ses hommes acceptèrent l’offre. Mais lorsqu’ils se présentèrent au domicile de Raynal pour effectuer la transaction, ils découvrirent que le directeur avait pris la fuite et leur faisait faux bond. Enragés par cette trahison, les contrebandiers défoncèrent la porte du domicile de Raynal, déposèrent le tabac dans sa maison et chargèrent ses voisins de l’informer que s’il ne payait pas ce qu’il leur devait, « ils les brûleraient lui et sa maison ». L’argent fut versé dans l’heure qui suivit.

La vente de Rodez allait servir de modèle aux futures ventes forcées de Mandrin. Au cours de plusieurs grandes campagnes en 1754 et 1755, ses ventes suivaient un scénario aussi précis qu’efficace. La bande se rendait en ville ; passait directement à l’entrepôt de la Ferme ; déchargeait le tabac illicite ; imposait un prix à l’agent de la Ferme sous la menace de lui faire violence ; encaissait l’argent et délivrait un reçu signé par Mandrin lui-même, certifiant l’échange. Si l’agent de la Ferme n’avait pas assez d’argent en caisse, Mandrin le forçait à emprunter l'argent à des voisins ou à des fonctionnaires locaux. Lorsque les membres de la bande rencontraient une résistance, ils n’hésitaient pas à recourir à la violence.

On peut interpréter ces ventes forcées de deux manières. La première consiste à les assimiler à des « contributions » militaires, des actes d’extorsion commis par les officiers de l’armée des débuts de l’ère moderne, qui forçaient régulièrement les villes occupées à payer des impôts ou à fournir aux troupes nourriture et logement. En échange de ces contributions, les officiers promettaient d’empêcher leurs hommes de piller le territoire. Voici comment l’ancien ministre et mémorialiste, marquis d’Argenson, comprenait les pratiques extraordinaires de la bande de contrebandiers de Mandrin : ils « exigent des contributions, comme des ennemis ». Cependant, à considérer les ventes forcées de Mandrin comme de simples « contributions », on passe à côté d’une autre dimension de leur portée. Dans les contributions militaires, l’argent était échangé exclusivement contre une protection. Cependant, Mandrin ne se contentait pas de vendre de la protection. Il pratiquait également une forme de commerce dans lequel avait lieu un véritable échange : des biens contre de l’argent. Échange certes coercitif, mais échange tout de même, et, à cet égard, ses ventes forcées ne rappellent pas tant les contributions militaires du début de l’ère moderne que les taxations populaires – sorte d’actions collectives contre les fournisseurs de nourriture, qui éclataient assez fréquemment dans la France du XVIIIe siècle. Lors des taxations populaires, les femmes et les hommes qui soupçonnaient boulangers ou marchands de grains d’augmenter les prix des aliments en recourant à collusion, thésaurisation ou autres pratiques « monopolistiques » se rassemblaient en foule pour exiger que ces commerçants proposent un prix « juste ou équitable », c’est-à-dire un prix fixé spontanément par un marché non entaché de tromperie ou de fraude. Des notions similaires sur l’illégitimité du « monopole » et la nécessité de corriger les formes monopolistiques du commerce au nom de la justice populaire se retrouvent à l’œuvre dans les ventes forcées de Mandrin. En effet, comme le montrent les reçus délivrés à l’issue de ces échanges contraints, Mandrin avait l’intention de faire payer son tabac aux Fermiers Généraux. Non seulement contestait-il publiquement les prétentions fiscales du monopole du tabac, mais il inversait les rapports de force avec la Ferme, en obligeant les financiers qui la dirigeaient d’acheter le tabac illicite que la Ferme était censée éradiquer. Mandrin coupait délibérément les lignes d’approvisionnement de la Ferme et injectait de la contrebande dans une institution qu’il percevait, comme tant d’autres, comme un monopole injuste et illégitime.

Au cours de l’automne et de l’hiver 1754, Mandrin élargit considérablement ses opérations de contrebande. Il étoffa sa bande jusqu’à plus d’une centaine d’hommes, mena dans des grandes villes une série de ventes forcées très théâtrales (par exemple, Bourg-en-Bresse, Le Puy-en-Velay, Beaune et Autun), et finit par attirer l’attention des ministres et fonctionnaires royaux. Les contrebandiers « ont déclaré une guerre ouverte » à la Ferme, observe l’intendant d’Auvergne, région soumise à de fréquentes attaques. Mandrin avait en effet intensifié ses actions sur la Ferme. Le 5 octobre 1754, il exécuta ce qui allait devenir la plus célèbre vente forcée de sa carrière : à Bourg-en-Bresse – la plus grande ville où il avait encore osé pénétrer. Avec une bande de 112 hommes, il sécurisa les portes de la ville, occupa la place du marché central et se rendit chez le directeur général de la Ferme. Il remit 38 ballots de tabac à la femme du directeur et exigea 20.000 livres en échange. Lorsque la femme du directeur expliqua qu’elle ne disposait pas d’une telle somme, il l’escorta jusqu’au domicile d’un receveur régional des impôts et découvrit qu’était en visite ce jour-là l’intendant de Bourgogne, Jean-François Joly de Fleury – l’administrateur royal le plus haut placé de la province. Mandrin exigea poliment de Joly de Fleury d’ordonner au receveur des impôts de payer la facture, requête que l’intendant exécuta sans résister. Argent en main, Mandrin libéra la femme de l’administrateur, rédigea un reçu et célébra sa victoire par un festin et une incursion dans la prison locale, où il libéra tous les prisonniers à l’exception de trois voleurs – acte de discernement moral faisant écho à ses ventes forcées soigneusement mises en scène. Toutes les ventes forcées de Mandrin ne réussirent pas aussi brillamment ; il se heurta à une forte résistance au Puy-en-Velay, où le capitaine d’une brigade engagea la bande dans une violente fusillade. Néanmoins, les nouvelles de ses ventes forcées, fructueuses ou non, attirèrent l’attention du public.

En décembre 1754, Mandrin lança sa dernière expédition en France, où il se retrouvait désormais confronté à tout le poids de l’État. Il se trouva face aux brigades, la maréchaussée et, surtout, à l’armée royale, prête à le pourchasser dans ce qui sera de loin sa tournée la plus sanglante. Alors que Mandrin traversait la Bourgogne en hiver, ses ventes forcées suivaient le schéma habituel, mais le lieutenant-colonel Jean Chrétien Fischer, qui dirigeait un corps d’élite de chasseurs agiles, rattrapa la bande au village de Guenand et livra aux contrebandiers une bataille féroce. Les deux camps subirent de lourdes pertes. Mandrin s’en sortit de justesse et retourna dans son havre de paix savoyard pour soigner ses blessures. Cependant, le ministre de la guerre, craignant une alliance entre contrebandiers, huguenots français et Britanniques, ourdit un complot pour capturer Mandrin en Savoie, en violation flagrante du droit international. Les 10 et 11 mai 1755, un détachement secret de 500 soldats s’empara de Mandrin au château de Rochefort en Savoie et escorta le chef de bande jusqu’en France. Il fut jugé par la « commission » de Valence (le premier de plusieurs tribunaux de haute contrebande financés par la Ferme), déclaré coupable et condamné à mort. Le 26 mai 1755, le contrebandier fut amené en place des Clercs et brisé sur la roue, sous les yeux d’une grande foule. « De la vie on n’a vu une telle boucherie », déplora un épicier local compatissant, qui assista à cette brutale exécution.

On doit situer la carrière de Mandrin dans les contextes sociaux, politiques et culturels plus larges de l’époque. Nous avons déjà évoqué la façon dont la monarchie cherchait à utiliser la Ferme Générale pour contrôler et exploiter financièrement le commerce national et international – politique qui générait de hauts revenus pour la Ferme mais qui eut pour conséquence inopinée de stimuler le développement d’un solide commerce de contrebande. L’intervention de la Ferme dans ce commerce eut deux autres conséquences. La première, la montée de rébellions. Jean Nicolas a montré que la France entre 1661 et 1789 connut une recrudescence de rébellions, dues en grande partie aux luttes entre agents de la Ferme d’une part, et contrebandiers et leurs alliés, d’autre part. L’hostilité à l’égard de la Ferme s’intensifiait : les commerçants illicites résistaient aux arrestations, et les foules locales agressaient les gardes de la Ferme. Deuxièmement, reflétant la montée de la rébellion en faveur de la contrebande, la monarchie durcit le système de justice pénale en portant à quelque 20.000 gardes la force de police dont disposait la Ferme. Ce qui en fit la plus grande force paramilitaire d’Europe. Elle l’investit de pouvoirs étendus de perquisition, saisie et arrestation. La Couronne renforça également le code pénal à l’encontre de la contrebande et créa des tribunaux extraordinaires appelés commissions, qui, financés par la Ferme, étaient prompts à imposer des peines sévères aux contrebandiers qui participaient à des bandes, portaient des armes ou se livraient à la rébellion. Au cours du siècle, les nouvelles commissions exécutèrent des dizaines de contrebandiers et, avec l’appui des tribunaux financiers de niveau inférieur, en envoyèrent des dizaines de milliers d’autres aux galères ou aux bagnes (camps de travail pénitentiaire). La naissance de la prison moderne doit beaucoup à la répression de la contrebande par la Ferme.Mandrin devint un symbole de cette « guerre » entre Ferme et contrebandier. Avant son exécution, la nouvelle de ses exploits s’était répandue comme une trainée de poudre : les provinciaux célébraient sa bravoure par des chants, et les journaux étrangers francophones profitèrent de l’accalmie du temps de paix pour relater ses exploits.

Bien qu’ils déplorent le brigandage de la bande, les journaux dépeignaient néanmoins Mandrin comme une sorte de héros militaire au noble port de tête, aux fortes convictions morales et aux remarquables prouesses martiales. Mais ce n’est qu’après son exécution que la figure de Mandrin – et la question politique de la contrebande – firent irruption dans la sphère publique. La mort de Mandrin déclencha une formidable flambée de la presse écrite : lors de sa disparition, biographes et dramaturges romancèrent sa vie, les graveurs illustrèrent ses exploits et les poètes lui rendirent hommage.

En termes de culture populaire, toute une palette de représentations circula suite son exécution – Mandrin : guerrier courageux, rusé, honorable gentleman, dangereux hors-la-loi et rebelle à principes. Chacune de ces interprétations plaidait en faveur de la signification politique de sa lutte armée contre la Ferme. Certains ouvrages, comme La Mandrinade, ou L’Histoire curieuse, véridique et remarquable de la vie de Louis Mandrin, diabolisaient le contrebandier, tandis que d’autres, comme l’Oraison funèbre de Messire Louis Mandrin et l’Abrégé de la vie de Louis Mandrin, le magnifiaient. L’ouvrage le plus populaire de l’époque sur Mandrin, la picaresque Histoire de Louis Mandrin, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, publié par la Bibliothèque bleue, condamnait le contrebandier pour cause de brigandage, mais offrait le portrait sympathique d’un héros intelligent, éloquent, sensible et courageux, qui ne manquait jamais une occasion de lutter vaillamment contre la Ferme. Ces biographies plongeaient le lecteur dans le conflit entre Ferme et trafiquants, et légitimaient parfois les actes de rébellion des brigands.

Si certaines œuvres de la littérature éphémère célébraient Mandrin, exprimant une hostilité généralisée à l’égard de la Ferme, il fallut la littérature des Lumières pour traduire le ressentiment populaire en un puissant mouvement de réforme de l’État. À peine la dépouille du contrebandier eut-elle été trainée hors les murs de Valence, sa mémoire fut convoquée dans les débats des Lumières sur la réforme, politisant davantage encore l’économie souterraine. Les économistes politiques fustigeaient la Ferme pour avoir tenté – dans le cas de la prohibition des indiennes – d’étouffer la souveraineté des consommateurs et le commerce ainsi généré, ou pour avoir violé les lois de la nature et de la concurrence économique – comme dans le cas du monopole du tabac (ainsi que du monopole du sel, entre autres impôts indirects). Les magistrats et penseurs libéraux dénonçaient les tribunaux financés par la Ferme, pour avoir imposé des peines inhumaines à de pauvres contrebandiers qui « tentaient simplement de gagner leur vie ». Guillaume-Chrétien de Lamoignon de Malesherbes, président de la plus haute cour fiscale du royaume, n’hésita pas à lancer cette charge : la Ferme est une institution « despotique » qui corrompt la monarchie. Comment en est-on arrivé, demanda-t-il au roi, « à prononcer la peine de mort contre des Citoyens pour un intérêt de finance ? » Transposant dans la presse la « guerre » contre la Ferme, les écrivains des Lumières déplacèrent, des trafiquants vers la Ferme, la culpabilité du soi-disant crime de contrebande, affirmant que l’institution se livrait à des abus de pouvoir systématiques. Philosophes, économistes politiques et juristes exigèrent une réforme immédiate et approfondie, ce qui exerça une pression énorme sur un État qui ne pouvait être entièrement réformé que par la voie révolutionnaire.

Louis Mandrin n’était pas un révolutionnaire avant la lettre ; il n’a ni articulé un programme révolutionnaire cohérent, ni galvanisé un mouvement visant à prendre le pouvoir. Cependant, ses méthodes commerciales coercitives défiaient de manière flagrante la Ferme – l’institution financière la plus importante du royaume – et captaient l’attention des chanteurs, graveurs et écrivains de tout acabit, qui théâtralisaient son combat. Dans les décennies qui suivirent son exécution, alors que ses actes entraient dans la légende, l’économie illicite qu’il défendait devint hautement politisée et entama encore davantage la légitimité de la Ferme. Pas étonnant que la Révolution française ait commencé non pas par la prise de la Bastille, comme on le croit généralement, mais par l'incendie des grilles de la douane de Paris – le « mur des Fermiers Généraux » – du 11 au 14 juillet 1789.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AD Hérault, C 1699 C 1978.
  • AD Puy-de-Dôme 1C 1638 (un employé de l’intendance de Lyon parla d’une “guerre déclarée aux fermes”.

    Sources imprimées:
  • René-Louis de Voyer, marquis d’Argenson, Journal et mémoires du marquis d’Argenson, Paris, 1866, 8:396.


    Bibliographie scientifique:
  • Jacob M. Price, France and the Chesapeake: A History of the French Tobacco Monopoly, 1674- 1791, and of Its Relationship to the British and American Tobacco Trades, 2 vol., Ann Arbor, MI, 1973.
  • Michel Forest, Chroniques d’un bourgeois de Valence au temps de Mandrin, Grenoble, 1980, p. 40.
  • Élisabeth Badinter, ed., Les “Remontrances” de Malesherbes, 1771-1775, Paris, 1985, p. 174-202.
  • Jean Nicolas, La Rébellion française: Mouvements populaires et conscience sociale (1661-1789), Paris, 2002.
  • James R. Farr, The Work of France: Labor and Culture in Early Modern Times, 1350-1850 Lanham, MD, 2008, p. 49.
  • Michael Kwass, Louis Mandrin: La mondialisation de la contrebande au siècle des Lumières, Paris, 2016, traduction de Contraband: Louis Mandrin and the Making of a Global Underground, Cambridge, MA, 2014.




Citer cette notice:

Michael Kwass (traduction: Dominique Macabies), « Mandrin Louis » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 20/05/2024
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