Marie-Laure Legay
La
Normandie était divisée en deux régimes
fiscaux vis-à-vis du sel : le Cotentin et l’Avranchin
étaient pays de Quart Bouillon ; la fabrication du sel y était strictement
contrôlée. Le reste de la Normandie était
pays de grandes gabelles.
Seize greniers étaient
implantés en Basse- Normandie. Les
paroisses de leur ressort étaient tantôt soumises au
régime de vente volontaire (37 livres le minot) comme Argentan,
Mamers, Verneuil, Mortagne, L’Aigle, Sées, Fresnay, Gacé,
Bellême, Rémalard ou Brezolles, tantôt au sel d’impôt (38
livres le minot) comme
Carrouges, mais parfois le régime était mixte et les
paroisses ressortissantes à un même grenier ne
s’approvisionnaient pas de la même façon. Autour d’Alençon
par exemple, les paroisses situées à l’est de la rivière
du Sarton étaient de vente volontaire, tandis que celles
situées à l’ouest étaient soumises au sel d’impôt. A
Bayeux, Caen, Falaise, la ville et ses faubourgs étaient
de vente volontaire ; les campagnes liées à leur grenier
étaient de sel d’impôt. De même en Haute-Normandie : vingt-six greniers étaient
implantés sur la Seine (Rouen, Caudebec, Pont-de-L’Arche,
Les Andelys, Louviers, Vernon), sur la côte (Le Havre, Harfleur, Fécamp,
Saint-Valéry en Caux, Dieppe, Eu, Tréport), et dans
l’intérieur (Neufchâtel-en-Bray, Gisors, Gournay-en-Bray,
Evreux, Conches, Bernay, La Bouille, Pont-Audemer,
Honfleur et Lisieux). Vinrent s’ajouter en 1725 les greniers de
Danestal, Livarot et Le Neubourg. Les
paroisses ressortissantes aux greniers de la côte se divisaient entre
celles qui bénéficiaient du sel de franchise et celles
soumises à l’impôt. Les ressorts des autres greniers étaient de vente
volontaire. Toutefois, des régimes mixtes existaient
également comme pour le ressort de Danestal : vente
volontaire, sel d’impôt et sel de franchise (pour les
paroisses à proximité de Touques) cohabitaient, ou encore le grenier de
Honfleur (sel de franchise, sel de pêche,
vente volontaire et sel d’impôt)…
La province bénéficiait
d’une ligne de protection de deux lieues limitrophes aux
confins de la Bretagne, pays exempt. Selon la carte de Jacques Le
Loyer (1703), celle-ci
suivait le Couesnon jusqu’à Antrain, puis bifurquait vers
Vergoncey, Le Ferré, puis vers l’Est à Mellé, Louvigné,
pour remonter plein Nord entre Mortain et Domfront
(Domfront-en-Poiraie). Toutefois, l’encadrement de la
consommation demeurait difficile ; elle fit l’objet de
divers rappels à la loi comme en 1711, mais encore en 1721,
une vérification faite dans dix-huit paroisses de l’élection de
Domfront pour la levée du sel blanc fit
apparaître une surévaluation de 3 121 personnes dans les
déclarations de feux. La brigade des fermes établie à Antrain en Bretagne, située à une demie lieue de la
Normandie, arrêtait régulièrement des
faux-sauniers comme Gilles Bazin, surpris avec 250 livres
pesant de sel blanc acheté aux salines de Rot-sur-Couesnon
en avril 1733. Le faux-saunage
sévissait d’autant plus que les Normands jouissaient des
franchises accordées à leurs ports tant en matière de
gabelle (Dieppe, Eu,
Fécamp, Harfleur, Le Havre,
Saint-Valéry en Caux bénéficiaient du sel de franchise) qu’en
matière de pêche. Sous
couvert de ces privilèges, les habitants de ces villes
amassaient du sel au-delà de leurs besoins. L’ordonnance
de 1680 ne fixait d’ailleurs
pas pour ces ports la limite d’un minot par an pour sept personnes, comme dans
les paroisses limitrophes de Bretagne, du Poitou ou de l’Artois. Par ailleurs, la complicité des élites
locales, tant officiers municipaux qu’officiers des greniersà sel fit
perdurer les entorses aux règlements de la Ferme générale.
L’enregistrement des bourgeois bénéficiant du privilège ne respectait
pas les conditions de temps de résidence, les déclarations
des particuliers pour salaisons des poissons frais ne
respectaient pas non plus les textes. Cette situation
engagea Versailles à établir une commission souveraine pour juger les
contrebandiers en 1768,
renouvelée en décembre 1775,
puis en 1782 tant son
efficacité fut appréciée.
Vis-à-vis des aides, le climat
politique était encore plus tendu. En témoigne ce libelle
de 1730 intitulé Mémoire, Les
Sous-fermiers des Aydes de Normandie,
pour la généralité de
Rouen, libelle protestant contre la
levée des droits de courtiers-jaugeurs des boissons institués en
1696, supprimés puis
rétablis en 1722 et 1730. La
Normandie cumulait toutes les taxes sur
les boissons : droits
d’entrée (cinq sous anciens et
nouveaux), de quatrième,
de gros (à Rouen seulement),
de subvention, courtiers-jaugeurs et inspecteurs aux boissons. Cette accumulation explique
l’étendue de la fraude
rapportée dans un mémoire du fonds Monbret de la
bibliothèque de Rouen : « Les espèces de fraudes qui sont
les plus communes sont, les ventes au détail sans
déclaration, appellées vulgairement vente à muchepot, les
entrepôts que les cabaretiers font chez leurs voisins et
chez ceux qui ont communication avec leurs cabarets,
l’entrée en fraude des boissons dans les lieux qui sont
sujets aux droits de subvention qui ne se trouvent point
fermés de portes ny de barrières, le transport des
eaux-de-vie, cidre et poiré de la fabrication de la
province sans congé ny soumission pris au lieu
d’enlèvement d’où elles sont ainsy conduittes chez des
vendans en détail qui les cachent et les débitent en
fraude desdits droits de détail ou sont voiturées aux
environs de Roüen ou Caen, dans lesquelles villes on les
fait entrer nuitamment en fraude des droits de gros et de
détail ». A côté de ces taxes, la protection fiscale
vis-à-vis des vins produits
dans les huit lieues limitrophes des rivières de Seine, Andelle, Eure, Iton, Oise
et entrant en Normandie (ces
vins étaient taxés à raison de sept livres par muid)
restait une maigre consolation. C’est pourquoi le
contentieux fiscal lié à ces droits était souvent arbitré
avec clémence en faveur des marchands, tant par les juges
ordinaires que par l’intendant, à qui le contentieux sur les droits rétablis (ou
réunis) fut confié.
La pratique frauduleuse se maintint donc non seulement à
l’entrée des villes, mais aussi chez les cabaretiers qui
louaient de grandes maisons pour cacher les boissons chez les
particuliers à qui ils louaient une partie de la demeure,
dans les campagnes et dans les forêts des trois
généralités de la province : les adjudicataires et
exploitants des bois débitaient en effet des vins et autres boissons pour
leurs ouvriers ou même pour les passants, sans en régler
les charges. La réaction des Normands fut également vive
contre les autres droits réunis comme droits des
inspecteurs aux boissons, droits des inspecteurs aux bouchers, fortement
rejetés dans les campagnes, droits des courtiers-jaugeurs. Le contentieux de ces droits impopulaires par
eux-mêmes avait été en outre confié comme dans tout le
royaume aux intendants, ce qui fit réagir la Cour des aides de Rouen. Son arrêt du 18 mars 1760 engageait les
tribunaux de première instance à ne pas poursuivre sur les procès-verbaux des
employés des Fermes.
A l’opposé des droits sur les boissons, les taxes sur
la pêche favorisaient les
Normands. Les commis de la Ferme des aides levaient les
sous pour livre sur la première vente du poisson de mer
frais, sec et salé qui arrivait dans les ports de
Normandie et Picardie (arrêt du 16 avril 1680). Néanmoins, plusieurs exemptions existaient en
faveur des pêcheurs locaux. La pêche « étrangère » était
défavorisée : les mareyeurs de Calais réclamaient par
exemple l’exemption des droits sur les harengs qu’ils
faisaient venir à Rouen. L’enjeu, pour les marchands des
produits halieutiques non normands, était d’avoir accès au
marché parisien. De même, les habitants du Havre, de Dieppe, Honfleur ou
Grandville avaient obtenu d’importantes modérations sur
les droit de sols pour livre applicables à la morue. Par
rapport à d’autres ports exploitant les bancs de
Terre-Neuve, les ports normands se trouvaient en situation
de privilège. Ainsi les pêcheurs de morue des Sables
d’Olonne sollicitèrent les mêmes modérations que ceux
accordés aux ports normands. Ceux de Saint-Malo jugèrent
pareillement « qu’il est de l’intérêt du royaume
d’entretenir l’équilibre entre négociants » et réclama la
modération sur les droits d’entrée pesant sur la morue.
Les Fermiers généraux répondirent à cette requête que
« chaque port du royaume avoit ses privilèges particuliers
et que les droits sur la morue provenant de la pêche des
habitants de Bretagne
entrant par la Normandie
etoient plus que compensez par les avantages dont la
Bretagne jouit » (1739).
Les Normands n’appréciaient pas
davantage l’activité des Fermiers généraux concernant le
tabac. Après les
accords passés en 1687 et 1704, subsistait une centaine
d’acres que se partageaient 360 planteurs de tabac situés
à Léry, aux Damps, au Vaudreuil et à Saint-Cyr. Ailleurs,
les entrepôts étaient approvisionnés par la Ferme
générale. Les élites locales multipliaient les demandes
d’encadrement de la régie. Par exemple, les Elus exigeaient des débitants
de tabac l’enregistrement à
leurs greffes de leurs commissions et prestations de
serment de catholicité. Les Elus de Rouen, d’Alençon, de Conches, Caudebec, Caen,
Evreux, Eu, Lisieux, Montivilliers, Mortagne, Mortain,
Pont-de-l’Arche, Pont-Audemer, Saint-Lô, Verneuil, Vire
coordonnèrent leurs actions en ce sens en 1765, tout en sachant qu’ils
seraient déboutés, au regard des antécédents déjà arbitrés
sur les mêmes demandes en 1688, 1698 ou 1739. Dans le même ordre d’idées, l’élection de
Valognes déclara nul un procès-verbal de
fraude avérée dressé
contre le curé de Saint-Vaast qui vendait journellement du
faux-tabac, et fut suivie par la Cour de Rouen en 1767. Le procès-verbal
n’indiquait pas le domicile des employés. L’hostilité des
administrateurs locaux se doublait du mécontentement des
habitants, d’autant plus réticents à payer le tabac du détaillant qu’ils
pouvaient consommer le tabac de contrebande venant
directement d’Angleterre et versé sur les côtes normandes. Le phénomène
était si répandu que Versailles mit en construction un
navire de guerre en 1773 pour
lutter contre ce trafic. Sorti du chantier de Dunkerque en 1774, il fit une première
capture d’un bâtiment fraudeur contenant 13 000 livres de
faux-tabac. « Ce premier succès a tellement ralenti les
fraudeurs que d’après les lettres des directeurs et
contrôleurs généraux, il paroit qu’aucun bâtiment fraudeur
n’a osé ni stationné ni louvoyer depuis la rade du Havre jusqu’à celle de Caen
». Les traficants se reportèrent sur la côte de Granville
où il n’était pas possible à la patache de les suivre, attendu la difficulté
de passer le cap de La Hague. Décision fut prise en 1775 de construire un second
navire (coût 31 200 livres).
Vis-à-vis des traites enfin, les
Normands luttaient contre les limites imposées à la
production de leurs toiles.
Les manufactures de coton se multipliaient dans la
province, à telle enseigne que Louis XV dut interdire
provisoirement le travail de filature en été pour éviter
que la récolte des grains ne fût négligée faute d’ouvriers
agricoles. Ces toiles et mouchoirs étaient taxés par la
Ferme, mais également protégés des importations des toiles
étrangères prohibées.
Lorsqu’en 1759, Louis XV
autorisa la fabrication, impression et usages des toiles peintes tant
nationales qu’étrangères, les Normands réagirent vivement
pour protéger leurs manufactures. Les toiles étrangères
blanches, tant coton, chanvre ou lin, étaient taxées
certes à 15 % de leur valeur à l’entrée, mais les Normands
craignaient qu’elles ne revinssent tout de même moins
chères aux fabricants que les toiles de leur cru. Le
parlement de Normandie jugea
que « les précautions prises pour assurer le paiement des
droits sur les toiles étrangères ne [forment] qu’un léger
obstacle à la fraude » (Remontrances de 1760, p. 8). Les Magistrats réclamaient un retour au
régime de la prohibition établi le 26 octobre 1686. Plus généralement, la présence de la Ferme
générale s’accrut durant tout le XVIIIe siècle dans les
ports normands comme dans tous les autres ports du royaume
pour contrôler les opérations douanières. L’intensité des
échanges commerciaux l’amena à accroître son personnel. En
1785, on comptait 85
employés en charge de ces opérations de contrôle : 20 au
Havre, 19 au bureau
d’entrée de Rouen, 12 au
bureau de sortie de la même ville, 12 à Dieppe, 6 à
Honfleur, 4 à Fécamp, 4 à Saint-Valéry-en-Caux, 2 à
Quillebeuf, et un empoyé dans chaque bureau de Caudebec, Harfleur, Tréport, Pontaudemer, et Touques.
Au total, on
mesure l’animosité persistante des Normands, ou plus
exactement des élites locales, vis-à-vis de la fiscalité
indirecte et leur capacité à tirer avantage des privilèges résiduels
qu’ils avaient sur le sel. Cette hostilité variati
néanmoins selon les secteurs d’activité : pêcheurs et
éleveurs (en vertu d’un ancien édit de
1652, les cuirs n’étaient pas soumis aux droits de revente, sauf à
Rouen et à la foire de Guibray) étaient favorisés, tandis
que les marchands de boissons payaient un lourd tribut dans ce pays d’aides. Les négociants,
quant à eux, agissaient selon des intérêts
protectionnistes.
Sources et références bibliographiques:
Marie-Laure Legay, « Normandie » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 20/05/2024
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