Vexations
Cette colère fut
clairement explicitée et relayée par les avocats patriotes
seulement à partir du milieu du XVIIIe siècle lorsque
l’esprit public se révéla. Avant cela, les vexations des
fermiers furent dénoncées de façon confinée par les
administrateurs, officiers ou commissaires. Dès 1682, l’intendant de
Valenciennes se plaignit à Colbert des abus des employés de la Ferme. Le ministre lui
avoua « confidemment » que c’était la première fois depuis
vingt-deux ans qu’il entendit ce type de plaintes ; il lui
conseilla de réprimer ces violences en convoquant le directeur des fermes et
en lui ordonnant de faire cesser ces désordres. Cinquante
ans plus tard, le Contrôleur général Philibert Orry
recevait des intendants de province le même type de
lettres évoquant leur méfiance vis-à-vis des employés des
Fermes. L’intendant de Rouen
fit par exemple mention de l’empressement des commis des
aides à condamner les
particuliers pour trop-bu
et le ministre dut convenir que les habitants ne pouvaient
être confondus et assignés par devant l’intendant qu’à la
suite de véritables preuves. Les précautions prises par
les administrateurs ne semblent guère avoir eu d’effet
puisqu’à la fin de l’Ancien régime, les mêmes abus étaient
constatés: un projet d’ordonnance de l’intendant de Rouen de 1784 dénonçait une saisie de viande en ces
termes: « l’abonnataire et ses employés soutiennent un
sistème vexatoire et révoltant, ils abusent d’une loi
claire et précise qui détruit leur prétention injuste pour
commettre une vexation». Parfois, les directeurs des Fermes
convenaient eux-mêmes des mauvaises méthodes de leurs
commis. Celui d’Amiens, le sieur Beaumont, dut reconnaître
en 1726 les abus du commis
Clostery dépêché à Saint-Pol-sur-Ternoise : « la manœuvre
qu’il faisait faire à la maréchaussée etoit un brigandage
pour piller et voler les passans sous prétexte d’un
commerce de sel defendu et qui cependant etoit
permis ».
Les vexations étaient également dénoncées par les
juges ordinaires débordés par les procès auxquels elles
donnaient lieu. Les élus
d’Amiens se plaignirent de la situation en 1731 à Philibert Orry : « les
commis des fermes vont journellement chez les Bourgeois et
les habitants de la campagne faire des recherches
indiscrètes et ils fouillent les paysans sur les grands
chemins pour rançonner ceux qui se trouvent saisis de
quelque bout de tabac sans en constater la fausseté, ni
dresser aucuns procès-verbaux ; en sorte, que le public
crie hautement contre de pareilles vexations ». A l’appui
de leur plainte, ils transmirent au ministre des finances
la liste des 30 saisies
opérées entre octobre 1730 et
mai 1731 dans le ressort de
leur Election, ce qui
faisait près de quatre interpellations par mois. Dans son
Anti-financier (1763),
l’avocat Darigrand fit
état de toutes les vexations employées par les commis pour
le contrôle des
marchandises. « Pendant le siècle de Louis le Bien-Aimé,
un François n’avoit pas une chambre dont il put défendre
l’entrée aux Commis, il n’avoit pas un coffre, une armoire
dont il put defendre l’ouverture… et je ne parle pas de la
Gabelle, du tabac, du droit sur les cuirs et autres qui
autorisent les perquisitions dans les maisons…». Son
catalogue connut un grand succès et émut la population,
mais déjà à cette époque, la législation tentait de
contenir les abus et enjoignait les commis à plus de
tempérance. L’article 5 d’une déclaration de 1746 concernant les lieues limitrophes précisait
: « Défendons aux commis gardes de nos fermes d’abuser de
la faculté qui leur est accordée de visiter les bêtes de
charges et voitures roulantes dans l’étendue des trois
lieues limitrophes, de les arrêter décharger dans la
campagne, d’y ouvrir aucune caisse, balle, ballot,
futaille ou autres volumes de marchandises ou
denrées ».
Plusieurs causes expliquaient l’ampleur de ces
vexations. L’une des plus importantes tenait dans la mise
aux enchères des fermes. Emporté par le feu de
l’enchérissement, l’adjudicataire concédait un prix élevé et pour
s’indemniser du haut prix de sa soumission, en venait à
vexer le peuple. Le ministère des finances était conscient
de cet inconvénient. Pour éviter les vexations, il pouvait
réduire le prix ou à tout le moins éviter de demander des
avances, pensions, pots-de-vin… pour anticiper le
problème, mais les besoins urgents du Trésor royal ne
l’engageaient pas toujours dans ce sens. L’ampleur de la
règlementation qui encadrait les activités des Fermes
constituait une autre cause importante. Les textes
entraient dans une infinité de détails, d’autant plus
abyssale qu’elle traitait en réalité de cas particuliers :
privilèges
géographiques et privilèges économiques nécessitaient de multiplier les règles
et les contrôles. Cette législation, en perpétuelle
renouvellement selon les décisions du Conseil, présentait
des failles qui engageaient parfois les commis à
interpréter eux-mêmes les textes. Ces derniers procédaient
par exemple à la saisie de
petits bouts de tabac vendu au détail en interprétation à
la lettre des textes réglementaires, mais répondaient-ils
au besoin de lutter contre la fraude ? De même, les commis des aides
avaient tendance à assigner des particuliers hors des
lieux soumis aux droits dont ils s’occupaient, condamnant
au trop-bu des particuliers normalement exemptés. D’autre
part, les vexations s’expliquaient également par
l’intéressement reconnu aux commis: comme le rappelle Darigrand, ces derniers
avaient part aux amendes et
confiscations et se trouvaient donc enclins à faire du
zèle.
Lorsque la vente exclusive du tabac fut rétablie en 1722, le règlement du partage des
produits des saisies
détailla avec précisions ce qui revenait aux commis
« saisissants » tant pour capture que pour vente des
saisies. Outre ces parts intéressées, les commis pouvaient espérer
des gratifications. En 1772 par exemple, ils furent encouragés par
des « gratifications proportionnées » à confisquer les
grains que les marchands tentaient de faire passer à
l’étranger malgré la formelle interdiction du roi. Ils
pratiquaient également un autre abus en engageant les
paysans à prendre du sel à crédit contre obligations. Une
fois l’échéance arrivée, les commis pressaient les paysans
de régler et, à défaut, saisissaient leurs biens, meubles
et bestiaux, tirant ainsi du peuple « trois à quatre fois
plus que le principal du sel qu’ils leur ont livré »,
d’après Colbert. Parfois, les cadres supérieurs de la
Ferme se trouvaient à l’origine des vexations. Les directeurs de la fin du
XVIIIe siècle adoptaient des méthodes de gestion qui
renforçaient les frustrations locales. Certains, comme
Etienne-Louis Choron, directeur éclairé établi à
Coutances, rationalisaient l’administration ; d’autres
comme Ménager, d’abord commis aux aides puis employé aux cuirs et finalement directeur de la régie des
cartes à Caen,
géraient malhonnêtement les affaires et provoquaient la
colère unanime des habitants. Dans tous les cas,
l’exaspération générale atteint son acmé dans les
décennies 1770 et 1780 dans tout le royaume.
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AD Somme, 1C 1C 2455 et 1C 2927.
- AD Calvados, 2C 1919, Election de Caen : Requête contre les employés, Directeur et Fermiers généraux pour la régie des cartes, Caen, de l’imprimerie de P. Chalopin, 1781.
- AN, G1 114, dossier 5 : Règlement pour la distribution du provenu des saisies et captures, Paris, chez Ballard, 12 f°, fait par la compagnie le 14 mars 1722.
-
Sources imprimées:
- AN, G1 114, dossier 5 : Règlement pour la distribution du provenu des saisies et captures, Paris, chez Ballard, 12 f°, fait par la compagnie le 14 mars 1722.
- Pierre Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, t. II, lettre du 17 juin 1682, p. CVI.
- Déclaration du roi qui ordonne qu'il sera arrêté des rôles du nombre des habitans de chacune des paroisses de l'Artois, du Cambrésis et du Haynault, situées dans les trois lieues limitrophes…, 13 mai 1746.
-
Bibliographie scientifique:
- Jérôme Pigeon, L’intendant de Rouen, juge du contentieux fiscal au XVIIIe siècle, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2011.
Vexations » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
DOI :