Physiocratie
De façon unanime, les philosophes économistes condamnent les impôts indirects, comme les aides, la gabelle, les taxes sur le tabac ou encore les droits de douane et de circulation, qui sont qualifiés de véritables « cancers » par Le Trosne. Quant aux modalités de perception de l’impôt, la position des physiocrates est radicale : ils réclament purement et simplement la suppression de la ferme générale. Dans sa Théorie de l’impôt, publié en 1760, le marquis de Mirabeau estime qu’« affermer les revenus publics devrait être à jamais prohibé dans toute société bien réglée ». À rebours de cette pratique contraire à l’ordre naturel, les sujets doivent consentir à l’impôt et il revient aux peuples mêmes, par l’intermédiaire des États, de se charger de l’assiette et du recouvrement. L’auteur compare la ferme générale à une « hydre immortelle » ou à un « vampire » qui vient sans cesse boire le sang des contribuables. Ses pouvoirs de police brutalisent la société et obligent à trouver « sur tout le territoire, prisons, galères, gibets et tribunaux patibulaires ». Outre cette cruauté, Mirabeau entend dénoncer les fraudes scandaleuses dont se rendraient coupables les fermiers généraux. Ceux-ci ne reverseraient au roi que la moitié des impôts perçus. Rien que sur la vente du tabac, ils feraient un bénéfice net de 31 millions, somme considérable et qui est prélevé au détriment du bien commun. Ce système est, à ses yeux, si nuisible qu’il dessèche peu à peu le territoire tout entier et provoque « la ruine du souverain et de la nation ». Mirabeau aspire même à débarrasser la langue française du « mot odieux » de « financier ». « Renversons les fermes d’abord, et nous aurons assez fait pour la régénération », écrit le marquis dans une lettre à son frère quelques jours après la parution de la Théorie de l’impôt. Face à la violence de l’attaque, les fermiers généraux obtiennent du ministre Bertin un emprisonnement de cinq jours de Mirabeau au donjon de Vincennes puis un exil de deux mois sur ses terres du Bignon. Cette sanction tend finalement à confirmer la puissance des financiers auprès du gouvernement, ce que dénonçait justement avec vigueur l’auteur de L’ami des hommes. Par ailleurs, la ferme entend porter le fer au sein même de la République des Lettres en missionnant le sous-fermier Charles-Étienne Pesselier de préparer une réponse. Dans ses Doutes proposés à l’auteur de la Théorie de l’impôt, parus en 1761, ce polygraphe méconnu se livre à un plaidoyer de la ferme et critique point par point les propositions fiscales des physiocrates. Son discours est si réactionnaire et hostile à toute réforme qu’il est même raillé par des adversaires de la physiocratie comme le baron Friedrich Melchior Grimm.
Les physiocrates n’abandonnent pour autant pas leur combat contre la « finance dévorante ». L’abolition de la ferme générale demeure une constante de leur programme réformateur. En 1776, dans son Supplément à la Théorie de l’impôt, Mirabeau poursuit ses assauts contre les fermiers généraux sur un ton encore plus crépusculaire : « Le fisc désormais cadavéreux et tombant sous le poids des machines innombrables qu’une perception frauduleuse est forcée à mettre en œuvre, devient l’objet et l’appât d’une armée de moucherons insatiables qui n’ont de point de ralliement entre eux qu’une voracité commune, le désir de s’entrenuire et le soin de s’entr’appeler. C’est au murmure de cet essaim dangereux, périssable et sans cesse renaissant, qu’on endort les souverains, prête-noms du pillage et du gaspillage. L’ordre des frelons décide de tous leurs pas. On ordonne de leurs dépenses, on leur prescrit des générosités, qu’un instant érige en droits et perpétue comme tels. La faiblesse de la veille, fait règle le jour, loi le lendemain, besoin ensuite ». La répulsion envers le privilège de la ferme est telle que Quesnay s’oppose fermement à ce que son propre fils devienne fermier général. « Je ne veux pas, disait-il dans des propos rapportés par Du Pont de Nemours, qu’il existe chez moi, ni chez les miens, le moindre motif de désirer ou de tolérer la conservation des abus ».
Dans De l’administration provinciale, et de la réforme de l’impôt, paru en 1779 mais interdit dès l’année suivante sur ordre du garde des Sceaux Miromesnil, Le Trosne démontre de façon extrêmement détaillée que les impôts perçus par la ferme générale coûtent le double pour obtenir le simple. En se fondant sur des données abondantes et de savants calculs, il affirme par exemple que les aides coûtent 60 millions mais ne rapportent que 30 millions au roi. L’approche de Le Trosne est très différente de celle de Mirabeau : l’élève de Pothier ne verse pas dans l’émotion et se fonde essentiellement sur des arguments comptables. Il estime que le système de la ferme générale manque cruellement de transparence et favorise la corruption, l’arbitraire et la contrebande. Ces abus sont « tellement inhérents à cette perception qu’il n’est pas possible qu’elle existe sans eux ». Le Trosne en conclue que cette modalité est « trop essentiellement mauvaise sous tous les rapports, pour être susceptibles de réforme ». La seule manière de lutter contre ces exactions est alors de supprimer la ferme en une seule opération, et non progressivement ou partiellement.
Les critiques des physiocrates envers la ferme générale ne se limitent pas au royaume de France. En effet, leurs propositions fiscales sont reçues à travers l’Europe par de nombreux princes, ministres, administrateurs et intellectuels. Les disciples de Quesnay n’hésitent pas à condamner les régimes fiscaux étrangers qui recourent à l’affermage mais s’emploient surtout à encourager et féliciter les gouvernements qui l’abolissent. En Toscane, le grand-duc Pierre-Léopold, monarque très favorable aux conceptions physiocratiques, supprime la ferme générale, au profit d’une gestion en régie puis directe, par un édit du 26 août 1768. Dans le même sens, l’abbé Baudeau se réjouit en 1770 dans les Éphémérides du citoyen, le périodique du mouvement physiocratique, de la volonté de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche de mettre en régie et non plus en ferme les taxes sur les consommations. Autre illustration, le comte de Mirabeau, futur révolutionnaire, prolonge la lutte de son père dans son ouvrage De la monarchie prussienne publié en 1788. Ce « physiocrate de la dernière heure », selon l’expression de Georges Weulersse, y condamne fortement l’introduction en 1764 par Frédéric II de Prusse de la régie française sur le modèle de la ferme générale. Cette administration était chargée de la perception des droits provenant des accises et des péages, mais également des revenus des monopoles du tabac et du café. D’après le comte de Mirabeau, la création de cet établissement, dirigé par le conseiller d’origine française La Haye de Launay qui avait exercé les fonctions de sous-fermier général dans le Languedoc, constituerait la plus grave erreur du règne en matière fiscale. En 1787, peu de temps après son avènement, Frédéric-Guillaume II mettra d’ailleurs un terme à l’existence de cette institution grandement impopulaire. La seule « bonne manière de tirer des revenus du peuple ; c’est de lui demander les sommes qu’on veut qu’il paie, et de lui laisser le soin de les lever », déclare le digne fils de l’ami des hommes. Il préconise de confier la gestion de l’impôt à des collectivités locales élues qui concilieraient les exigences du souverain avec celles des contribuables. « Cette méthode est incomparablement la meilleure de toutes, parce que le peuple éclairé sur ses intérêts saura payer ce qu’il doit de la manière la moins onéreuse pour lui ». Le futur tribun de la Constituante ne fait pas mystère de la dette qui est la sienne à l’égard des préceptes physiocratiques. À l’instar de la liberté du commerce et de l’abolition des corporations, la suppression de la ferme générale, entérinée par la loi des 20 et 27 mars 1791, marquera la consécration révolutionnaire du combat des physiocrates.
Sources et références bibliographiques:
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Sources imprimées:
- Nicolas Baudeau, « Abolition de la ferme générale dans les duchés de Milan et de Mantoue », Éphémérides du citoyen, 1770, t. 10, p. 171-172.
- Guillaume-François Le Trosne, Les lois naturelles de l’ordre social,présentation et transcription par Thérence Carvalho, Genève, Slatkine, 2019, 511 p.
- Guillaume-François Le Trosne, De l’administration provinciale et de la réforme de l’impôt, suivie d’une Dissertation sur la féodalité dans laquelle on discute son origine, son état actuel, ses inconvénients et les moyens de les supprimer, suivi également de Manière de simplifier le plan proposé, Bâle, s. n., 1779 (réimpression : Bâle et Paris, Duplain, 1788, 2 vol.).
- Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau, Théorie de l’impôt, s. l., s. n., 1760.
- Victor de Riqueti, marquis de Mirabeau, Supplément à la Théorie de l’impôt, La Haye, Gosse, 1776.
- Honoré-Gabriel de Riqueti, comte de Mirabeau, De la monarchie prussienne sous Frédéric le Grand, Londres, s. n., 1788, 8 vol.
- Indication sommaire des règlements et lois de son altesse royale l’archiduc Léopold, grand-duc de Toscane, par ordre chronologique, depuis 1765 jusqu’à la fin de l’année 1778, avec des notes, Bruxelles, J. L. de Boubers, 1779.
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Bibliographie scientifique:
- Thérence Carvalho, La physiocratie dans l’Europe des Lumières. Circulation et réception d’un modèle de réforme de l’ordre juridique et social, préface d’Anthony Mergey, Paris, Mare et Martin, 2020, 808 p.
- Thérence Carvalho, « La justice fiscale des physiocrates », in La justice fiscale (Xe-XXIe siècle), sous la direction d’Emmanuel de Crouy-Chanel, Cédric Glineur et Céline Husson-Rochcongar, Paris, Bruylant, 2020, p. 101-117.
- Bernard Delmas, « L’anti-physiocratie des financiers : les Doutes de Charles-Étienne Pesselier sur la Théorie de l’impôt du marquis de Mirabeau et l’instruction générale », in Gérard Klotz, Philippe Minard et Arnaud Orain (dir.), Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 79-104.
- Anthony Mergey, L’État des physiocrates : autorité et décentralisation, Aix-en-Provence, PUAM, 2010.
- Anthony Mergey, Michel Pertué et Jean-Paul Pollin (dir.), Guillaume-François Le Trosne (1728-1780). Itinéraire d’une figure intellectuelle orléanaise au siècle des Lumières, Paris, Mare et Martin, 2023.
- Louis de Loménie, Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française au XVIIIe siècle,Paris, Dentu, 1879-1891, 5 vol.
- François Quastana, La pensée politique de Mirabeau (1771-1789) : « républicanisme classique » et régénération de la monarchie française, Aix-en-Provence, PUAM, 2007.
- Jean-Claude Waquet, « Les fermes générales dans l’Europe des Lumières : le cas toscan », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge Temps modernes, 1977, t. 89, n° 2, p. 983-1027.
Physiocratie » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
DOI :