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Remontrances

Arnaud Le Gonidec





En septembre 1715, au lendemain de la mort du roi, les cours souveraines récupèrent leur prérogative de remontrances préalables à l’enregistrement des lettres patentes. Les « très humbles et respectueuses remontrances » des hauts magistrats retrouvent leur caractère acerbe pour contenir la marche administrative de la royauté. Montesquieu observe ainsi en 1748 « une espèce de contradiction entre le conseil du monarque et ses tribunaux » (De l’esprit des lois, VI, 6). Si toutes les cours souveraines condamnent la substitution de l’esprit de justice par celui de gestion, celle des aides de Paris, dénonce le « despotisme ministériel » à l’aune du droit des fermes ou plutôt de son exercice. Pour la Cour des aides, la collusion entre la Ferme générale et le pouvoir central révèle l’exorbitance d’un droit qui échappe aux principes de la justice réglée. Premier président de cette juridiction de 1750 à 1775, Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes est l’auteur de dix-huit remontrances publiées en 1779 sous le titre Mémoires pour servir à l’histoire du droit public de la France en matière d’impôts. La dernière de ces remontrances, adressée le 6 mai 1775 au jeune Louis XVI, propose la synthèse des critiques accumulées : le droit des fermes est mis en cause par des accusations parfois péremptoires qu’il convient de nuancer.

Les commis des Fermes, dans leur lutte contre la fraude et la contrebande, exercent des prérogatives régaliennes et jouissent, à ce titre, d’un régime dérogatoire au droit commun qui est perçu comme attentatoire à la propriété, à la liberté et à la sûreté des individus. Les moyens concédés paraissent inefficaces et disproportionnés par rapport à la nature des infractions commises. Les critiques portent en particulier sur les visites domiciliaires qui donnent droit aux commis de s’immiscer dans « toutes les maisons indistinctement sans aucune exception, sans respects pour le rang, pour la naissance, pour les dignités » [Mémoires, p. 637]. Malesherbes propose « un frein contre l’excès de l’abus » pour placer ces perquisitions sous contrôle des « juges naturels », formulant ainsi la critique des articles 14 de la déclaration du 6 décembre 1697 et 19 de la déclaration du 1er août 1721 qui concèdent aux commis l’entière discrétion des « visites, perquisitions et recherches » à entreprendre dans les « places, châteaux et maisons royales […] et autres lieux prétendus privilégiés » [Isambert, XXI, p. 197]. Néanmoins, « en cas de refus d’ouverture de portes » à la visite des commis, ces derniers sont dans la nécessité de procéder en présence d’un juge des fermes ou, à défaut, d’un magistrat issu d’une juridiction ordinaire. Cette formalité a pour conséquence d’entraver la constatation et la répression de la fraude et de la contrebande qui, par ailleurs, intéressaient peu les juges locaux [Glineur, 2005, p. 151]. À compter de 1771, profitant de la suppression de la Cour des aides par le chancelier Maupeou, le Conseil accorde l’attribution de ce contrôle aux commissaires départis. Ardent défenseur du libéralisme, Malesherbes plaide ainsi pour la primauté du droit de propriété contre l’intrusion présumée arbitraire de l’administration. Symboles des abus de droit, les entraves aux règles régissant les procès-verbaux font aussi l’objet de sérieuses critiques. Le premier président reproche l’illettrisme des préposés après avoir rappelé l’arrêt de la Cour des aides du 25 avril 1766 d’après lequel « le Fermier ne pourra se servir de Commis, Commandants Gardes qui ne sachent pas écrire ; ce à peine […] de nullité des procès-verbaux » [Mémoires, p. 467]. Cette assertion est néanmoins abusive puisque l’analphabétisme des employés des Fermes n’était pas la norme [Clinquart, 1995, p. 167-170 ; Évrard, 2015, p. 71-77 ; Legay, 2019, p. 329]. En outre, Malesherbes soutient « qu’un homme du Peuple n’a aucun moyen possible pour se pourvoir contre les procès-verbaux signés de deux Commis ». Cette affirmation est, elle-aussi, en partie excessive. Les inscriptions en faux constituent une ressource procédurale importante pour le fraudeur et lui permettent parfois d’obtenir la nullité du procès-verbal. De surcroît, la compagnie veille à prévenir et corriger les abus de ses employés [Évrard, 2015, p. 152-153]. Le bail Forceville accorde aux commis le choix de l’assignation devant les juges des fermes ou devant le commissaire départi (art. 568). Ces dernières assignations sont pour Malesherbes « nulles de plein droit », déniant ainsi l’autorité judiciaire des intendants [Mémoires, p. 465]. Enfin, les remontrances dénoncent avec force les lettres de cachet mises à disposition des fermiers par le pouvoir royal. La vertu expéditive de ces « voies d’administration » n’est pas remise en cause dès lors que l’intérêt public en dépend, l’important est ici encore d’en assurer le contrôle par la justice réglée. Il est encore possible de nuancer les propos de Malesherbes puisque, nonobstant l’affaire Monnerat, les lettres de cachet ne semblent pas avoir été les instruments tant décriés du « despotisme » administratif et Malesherbes lui-même, devenu secrétaire d’État, révisa son jugement [Sureur, 1989, p. 263]. Les « droits exorbitants » de la Ferme ne semblent pas, en définitive, être l’objet réel des récriminations. Les remontrances de la Cour des aides déplorent davantage le « secret » et l’anonymat qui entourent leur exercice.

Le véritable enjeu des remontrances est de porter la critique sur la « clandestinité » avec laquelle fonctionnent les rouages de l’administration et de la justice fiscales. Malesherbes condamne le « troisième degré de juridiction » institué, de fait, par le Conseil du roi. La multiplication des arrêts de cassation et d’évocation marginalise les compétences des juges ordinaires car si un jugement de cassation doit se prononcer sur la forme et non sur le fond, cette règle est renversée « puisqu’on casse presque tous ceux qui sont rendus contre le Fermier-Général ». En outre, ce ne sont pas des magistrats qui rejugent l’affaire mais le « ministre seul, sur le rapport de l’intendant des finances seul ». En principe, l’affaire évoquée doit être renvoyée devant une cour compétente [Boulet-Sautel, 1999, p. 99]. Mais le Conseil retient souvent le fond [Barbiche, 2010, p. 16] et Malesherbes souligne : « C’est au Tribunal du Ministre de vos Finances seul que nos Arrêts sont cassés, que c’est par lui seul que les évocations sont faites jugées ». En effet, si le règlement du 28 juin 1738 porte sur l’expédition du contentieux administratif devant le Conseil du Roi, les litiges propres à l’administration des finances, directement tranchés par le contrôleur général et ses intendants, échappent à ces règles [Boulet-Sautel, 1965-1966 ; Weidenfeld, 2010, p. 22-23]. Outre le Conseil lui-même, les affaires évoquées sont souvent renvoyées devant les commissaires du Conseil que sont d’une part les intendants de province et de l’autre les juges des commissions extraordinaires de Valence, Reims, Saumur, Rouen et Paris. Gendre de fermier général et beau-frère de trois conseillers d’État dont l’intendant Moreau de Beaumont, Malesherbes ne peut pas ignorer la procédure contentieuse extraordinaire suivie par les commissaires départis et les larges prérogatives qui leur sont confiées. Pourtant, Malesherbes s’étonne du « pouvoir presque sans borne » des intendants [Mémoires, p. 25] d’autant plus dangereux que ces hommes seraient ignorants de la science du droit : « Il est impossible de connoître l’esprit des Loix sans en avoir fait une étude profonde réfléchie » [Ibid., p. 34]. À nouveau, cette allégation ne reflète pas la réalité des ordonnances des intendants qui, souvent, fondent leur jugement sur l’autorité des jurisconsultes et sur la jurisprudence [Évrard, 2005, p. 277-280]. La justice des intendants est présentée par Malesherbes comme arbitraire. Pourtant, dans un certain nombre de cas, les justiciables sollicitent volontiers cette justice dont ils apprécient la simplicité, la rapidité et la quasi-gratuité [Glineur, 2005, p. 155]. En outre, les jugements des commissaires départis ne sont pas exempts d’équité [Mestre, 1985, p. 203 ; Évrard, 2005, p. 280]. Malesherbes dénonce la sévérité des peines prononcées par les intendants mais il omet de préciser leur conformité avec celles prononcées par les justices réglées. Le haut magistrat condamne en outre « la tyrannie des subalternes » [Mémoires, p. 651] exercée par des subdélégués sans qualité [Ibid., p. 657] ni « pouvoir pour juger » [Ibid., p. 29]. Pourtant, l’intendant recrute les subdélégués parmi les gradués en droit et bien souvent chez les officiers de justice [Glineur, 2005, p. 93]. Selon Malesherbes, les subdélégués rendent quantité d’ordonnances au nom de l’intendant alors que cette pratique semble avoir été occasionnelle et même réprimandée, du moins dans les provinces du Nord [Glineur, 2005, p. 98].

Les affaires évoquées sont aussi renvoyées devant les commissions extraordinaires qui jugent souverainement des cas de fraude et de contrebande notamment de sel et de tabac. Malesherbes déplore que « les Commissions de Rheims, de Saumur de Valence se sont emparées de presque toutes les affaires [criminelles] ». Ce n’est pas, cependant, la qualité des juges qui fait ici défaut puisque ces commissaires, tous gradués en droit, sont pour beaucoup issus des juridictions royales ordinaires ou spéciales. De plus, les commissions suivent les procédures criminelles de droit commun et ne dérogent donc ni à l’ordonnance de 1670, ni à celle des fermes de juillet 1681 [Évrard, 2020 ]. L’hostilité de Malesherbes témoigne plutôt d’un esprit partisan justifié par le préjudice financier subi par les officiers des justices réglées à qui la procédure criminelle bénéficie davantage que la procédure civile supposée gratuite. Fragiles au plan juridique, les critiques du haut magistrat pointent en réalité l’absurdité supposée de ces commissions et leur utilité dans la lutte contre la fraude dont l’essor ne fait qu’accompagner celui de la cherté des biens [Mémoires, p. 371]. Les critiques de Malesherbes ne sont toutefois pas entièrement infondées. Les ententes entre les intendants des finances et les fermiers généraux semblent en effet susceptibles de servir l’intérêt de l’administration despotique au détriment de la justice réglée. Une correspondance entre le président de la commission de Reims, Nicolas-Pierre Colleau, et le fermier général Brissard, confirme la « clandestinité » avec laquelle fonctionnait la haute administration fiscale. L’objet de cette lettre est un projet de déclaration sur le faux-saunage dont l’auteur sollicite observations et corrections auprès du commissaire du Conseil à Reims. Colleau dévoile ainsi le secret avec lequel est élaborée la loi : « étant convenable et nécessaire pour le succès de l’ouvrage, s’il mérite d’estre aprouvé, que je ne sois point connu pour en estre l’auteur ou en tout ou en partie surtout à la cour des aydes, que cette petite circonstance rendroit peut estre plus difficile sur l’enregistrement » [AN, G 7114 2]. Outre les fermiers généraux, le contrôleur général Orry et l’intendant des finances Trudaine interviennent dans cette discussion au ton très familier et informel. Il s’agit donc bien d’éviter une remontrance qui gênerait l’adoption de la loi royale. Les remontrances de la Cour des aides ne sont pas restées lettres mortes. Elles ont inspiré les principes du Comité contentieux [Logette, 1964, p. 64-81] et entretenu l’hostilité de l’opinion publique à l’encontre de la Ferme et des intendants des généralités. Au-delà, il est intéressant de constater le contraste de leur réception : si l’historiographie s’accorde à voir dans ces remontrances des chefs-d’œuvre de la pensée libérale, cette pensée est pour certains synonyme de progressisme [Badinter, 2017 ] alors que pour d’autres elle l’est du conservatisme [Phytilis, 1977, p. 154 ; Bluche, 1986, p. 283 ; Touzery, 1994, p. 249].





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AN, G7 1142 : Observation sur la nouvelle déclaration concernant le faux saunage 1753.

    Sources imprimées:
  • Mémoires pour servir à l’histoire du droit public de la France en matière d’impôts, ou recueil de ce qui s’est passé de plus intéressant à la Cour des Aides, depuis 1756 jusqu’au mois de Juin 1775, A Bruxelles, 1779.


    Bibliographie scientifique:
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  • id., « Les remontrances des cours supérieures sous le règne de Louis XIV (1673-1715) », Bibliothèque de l’école des chartes, t. 151, 1993, p. 87-122.
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Citer cette notice:

Arnaud Le Gonidec, « Remontrances » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
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