Arnaud Le Gonidec
Les commis
des Fermes, dans leur lutte contre la fraude et la contrebande, exercent
des prérogatives régaliennes et jouissent, à ce titre,
d’un régime dérogatoire au droit commun qui est perçu
comme attentatoire à la propriété, à la liberté et à la
sûreté des individus. Les moyens concédés paraissent
inefficaces et disproportionnés par rapport à la nature
des infractions commises. Les critiques portent en
particulier sur les visites
domiciliaires qui donnent droit aux commis de s’immiscer
dans « toutes les maisons indistinctement sans aucune
exception, sans respects pour le rang, pour la naissance,
pour les dignités » [Mémoires, p. 637]. Malesherbes
propose « un frein contre l’excès de l’abus » pour placer
ces perquisitions sous contrôle des « juges naturels »,
formulant ainsi la critique des articles 14 de la
déclaration du 6 décembre 1697
et 19 de la déclaration du 1er août 1721 qui concèdent aux commis l’entière
discrétion des « visites, perquisitions et recherches » à
entreprendre dans les « places, châteaux et maisons
royales […] et autres lieux prétendus privilégiés »
[Isambert, XXI, p. 197]. Néanmoins, « en cas de refus
d’ouverture de portes » à la visite des commis,
ces derniers sont dans la nécessité de procéder en
présence d’un juge des fermes ou, à défaut, d’un
magistrat issu d’une juridiction ordinaire.
Cette formalité a pour
conséquence d’entraver la constatation et la
répression de la fraude et de la contrebande qui,
par ailleurs, intéressaient peu les juges locaux
[Glineur, 2005, p.
151]. À
compter de 1771,
profitant de la suppression de la Cour des aides par le chancelier
Maupeou, le Conseil accorde l’attribution de ce
contrôle aux commissaires départis. Ardent
défenseur du libéralisme, Malesherbes plaide ainsi pour la
primauté du droit de propriété contre l’intrusion présumée
arbitraire de l’administration. Symboles des abus de
droit, les entraves aux règles régissant les procès-verbaux font
aussi l’objet de sérieuses critiques. Le premier président
reproche l’illettrisme des préposés après avoir rappelé
l’arrêt de la Cour des aides du 25 avril 1766 d’après lequel « le
Fermier ne pourra se servir de Commis, Commandants Gardes
qui ne sachent pas écrire ; ce à peine […] de nullité des
procès-verbaux » [Mémoires, p. 467]. Cette assertion est
néanmoins abusive puisque l’analphabétisme des employés
des Fermes n’était pas la norme [Clinquart, 1995, p. 167-170 ; Évrard,
2015, p. 71-77 ; Legay,
2019, p. 329]. En outre,
Malesherbes soutient « qu’un homme du Peuple n’a aucun
moyen possible pour se pourvoir contre les procès-verbaux
signés de deux Commis ». Cette affirmation est,
elle-aussi, en partie excessive. Les inscriptions en faux constituent une
ressource procédurale importante pour le fraudeur et lui
permettent parfois d’obtenir la nullité du procès-verbal. De
surcroît, la compagnie veille à prévenir et corriger les
abus de ses employés [Évrard, 2015, p. 152-153]. Le bail Forceville accorde aux
commis le choix de l’assignation devant les juges des
fermes ou devant le commissaire départi (art. 568). Ces
dernières assignations sont pour Malesherbes « nulles de
plein droit », déniant ainsi l’autorité judiciaire des
intendants [Mémoires, p. 465]. Enfin, les remontrances
dénoncent avec force les lettres de cachet mises à
disposition des fermiers par le pouvoir royal. La vertu
expéditive de ces « voies d’administration » n’est pas
remise en cause dès lors que l’intérêt public en dépend,
l’important est ici encore d’en assurer le contrôle par la
justice réglée. Il est encore possible de nuancer les
propos de Malesherbes puisque, nonobstant l’affaire
Monnerat, les lettres de cachet ne semblent pas avoir été
les instruments tant décriés du « despotisme »
administratif et Malesherbes lui-même, devenu secrétaire
d’État, révisa son jugement [Sureur, 1989, p. 263]. Les « droits exorbitants »
de la Ferme ne semblent pas, en définitive, être l’objet
réel des récriminations. Les remontrances de la Cour des aides déplorent davantage le « secret » et
l’anonymat qui entourent leur exercice.
Le véritable enjeu
des remontrances est de porter la critique sur la
« clandestinité » avec laquelle fonctionnent les rouages
de l’administration et de la justice fiscales. Malesherbes
condamne le « troisième degré de juridiction » institué,
de fait, par le Conseil du roi. La multiplication des
arrêts de cassation et d’évocation marginalise les
compétences des juges ordinaires car si un jugement de
cassation doit se prononcer sur la forme et non sur le
fond, cette règle est renversée « puisqu’on casse presque
tous ceux qui sont rendus contre le Fermier-Général ». En
outre, ce ne sont pas des magistrats qui rejugent
l’affaire mais le « ministre seul, sur le rapport de
l’intendant des finances seul ». En principe, l’affaire
évoquée doit être renvoyée devant une cour compétente
[Boulet-Sautel, 1999, p. 99].
Mais le Conseil retient souvent le fond [Barbiche, 2010, p. 16] et Malesherbes
souligne : « C’est au Tribunal du Ministre de vos Finances
seul que nos Arrêts sont cassés, que c’est par lui seul
que les évocations sont faites jugées ». En
effet, si le règlement du 28 juin 1738 porte sur l’expédition du contentieux
administratif devant le Conseil du Roi, les litiges
propres à l’administration des finances, directement
tranchés par le contrôleur général et ses intendants,
échappent à ces règles [Boulet-Sautel, 1965-1966 ; Weidenfeld, 2010, p.
22-23]. Outre le Conseil lui-même, les affaires évoquées
sont souvent renvoyées devant les commissaires du
Conseil que sont d’une part les intendants de province et
de l’autre les juges des commissions extraordinaires de Valence,
Reims, Saumur, Rouen et Paris. Gendre de fermier général et
beau-frère de trois conseillers d’État dont l’intendant
Moreau de Beaumont, Malesherbes ne peut pas ignorer la
procédure contentieuse extraordinaire suivie par les
commissaires départis et les larges prérogatives qui leur
sont confiées. Pourtant, Malesherbes s’étonne du « pouvoir
presque sans borne » des intendants [Mémoires, p. 25] d’autant plus
dangereux que ces hommes seraient ignorants de la science
du droit : « Il est impossible de connoître l’esprit des
Loix sans en avoir fait une étude profonde réfléchie »
[Ibid., p. 34]. À nouveau, cette allégation ne reflète pas
la réalité des ordonnances des intendants qui, souvent, fondent leur
jugement sur l’autorité des jurisconsultes et sur la
jurisprudence [Évrard, 2005,
p. 277-280]. La justice des intendants est présentée par
Malesherbes comme arbitraire. Pourtant, dans un certain
nombre de cas, les justiciables sollicitent volontiers
cette justice dont ils apprécient la simplicité, la
rapidité et la quasi-gratuité [Glineur, 2005, p. 155]. En outre, les jugements des
commissaires départis ne sont pas exempts d’équité
[Mestre, 1985, p. 203 ;
Évrard, 2005, p. 280].
Malesherbes dénonce la sévérité des peines prononcées par
les intendants mais il omet de préciser leur conformité
avec celles prononcées par les justices réglées. Le haut
magistrat condamne en outre « la tyrannie des
subalternes » [Mémoires, p. 651] exercée par des
subdélégués sans qualité [Ibid., p. 657] ni « pouvoir pour
juger » [Ibid., p. 29]. Pourtant, l’intendant recrute les
subdélégués parmi les gradués en droit et bien souvent
chez les officiers de justice [Glineur, 2005, p. 93]. Selon Malesherbes, les
subdélégués rendent quantité d’ordonnances au nom de
l’intendant alors que cette pratique semble avoir été
occasionnelle et même réprimandée, du moins dans les
provinces du Nord [Glineur, 2005, p. 98].
Les affaires évoquées sont aussi
renvoyées devant les commissions extraordinaires qui jugent
souverainement des cas de fraude et de contrebande notamment de sel et de tabac. Malesherbes déplore que « les Commissions de
Rheims, de Saumur de Valence se sont
emparées de presque toutes les affaires [criminelles] ».
Ce n’est pas, cependant, la qualité des juges qui fait ici
défaut puisque ces commissaires, tous gradués en droit,
sont pour beaucoup issus des juridictions royales
ordinaires ou spéciales. De plus, les commissions suivent
les procédures criminelles de droit commun et ne dérogent
donc ni à l’ordonnance
de 1670, ni à celle des fermes
de juillet 1681 [Évrard, 2020 ]. L’hostilité de
Malesherbes témoigne plutôt d’un esprit partisan justifié
par le préjudice financier subi par les officiers des
justices réglées à qui la procédure criminelle bénéficie
davantage que la procédure civile supposée gratuite.
Fragiles au plan juridique, les critiques du haut
magistrat pointent en réalité l’absurdité supposée
de ces commissions et leur utilité dans la lutte
contre la fraude dont l’essor ne fait qu’accompagner
celui de la cherté des biens [Mémoires,
p. 371]. Les critiques de Malesherbes ne sont toutefois pas
entièrement infondées. Les ententes entre les intendants
des finances et les fermiers généraux semblent en effet
susceptibles de servir l’intérêt de l’administration
despotique au détriment de la justice réglée. Une
correspondance entre le président de la commission de Reims,
Nicolas-Pierre Colleau, et le fermier général Brissard,
confirme la « clandestinité » avec laquelle fonctionnait
la haute administration fiscale. L’objet de cette lettre
est un projet de déclaration sur le faux-saunage dont
l’auteur sollicite observations et corrections auprès du
commissaire du Conseil à Reims. Colleau dévoile ainsi le
secret avec lequel est élaborée la loi : « étant
convenable et nécessaire pour le succès de l’ouvrage, s’il
mérite d’estre aprouvé, que je ne sois point connu pour en
estre l’auteur ou en tout ou en partie surtout à la cour
des aydes, que cette petite circonstance rendroit peut
estre plus difficile sur l’enregistrement » [AN, G 7114 2]. Outre les fermiers
généraux, le contrôleur général Orry et l’intendant des
finances Trudaine interviennent dans cette discussion au
ton très familier et informel. Il s’agit donc bien
d’éviter une remontrance qui gênerait l’adoption de la loi
royale. Les remontrances de la Cour des aides ne sont pas
restées lettres mortes. Elles ont inspiré les principes du
Comité
contentieux [Logette, 1964, p.
64-81] et entretenu l’hostilité de l’opinion publique à
l’encontre de la Ferme et des intendants des généralités. Au-delà, il est
intéressant de constater le contraste de leur réception :
si l’historiographie s’accorde à voir dans ces
remontrances des chefs-d’œuvre de la pensée libérale,
cette pensée est pour certains synonyme de progressisme
[Badinter, 2017 ] alors que
pour d’autres elle l’est du conservatisme [Phytilis, 1977, p. 154 ; Bluche, 1986, p. 283 ; Touzery, 1994, p. 249].
Sources et références bibliographiques:
Arnaud Le Gonidec, « Remontrances » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 20/05/2024
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