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Poitou

Clément Chevereau





En 1789, fort d’un espace territorial particulièrement dense, la province de Poitou (rattachée à la Couronne par Philippe Auguste en mai 1204) constitue l’une des généralités les plus vastes du royaume de France après celle de Paris. Pas moins de neuf élections (Poitiers, Châtellerault, Niort, Fontenay-le-Comte, Les Sables-d’Olonne, Thouars, Châtillon, Saint-Maixent et Confolens) et une vingtaine de subdélégations quadrillent son territoire pour les besoins de son administration par le pouvoir royal. Longtemps lieu de résidence des comtes de Poitou et ducs d’Aquitaine au Moyen Âge, la ville de Poitiers devient rapidement le chef-lieu de la province et le siège de cette vieille généralité créée par l’édit de Cognac en 1542. Au plan de la fiscalité, si les autorités déconcentrées du souverain procèdent au recouvrement des impôts directs perçus dans la province, au XVIIe siècle, la collecte des droits indirects traditionnels qui sont levés en Poitou est confiée à la Ferme générale, cette institution privée composée de financiers (dont quatre familles sont d’ailleurs originaires du Poitou : Augeard, Dupleix, de Luzines et Roslin) à qui le roi a abandonné la perception de l’impôt moyennant la conclusion d’un bail. En 1680, la centralisation des fermes implique paradoxalement l’existence d’une quantité de sous-fermes qui perçoivent les droits affermés dans la généralité poitevine, selon la procédure ordinaire prévue par l’ordonnance royale du 22 juillet 1681.

D’un point de vue administratif, la gestion de cette fiscalité indirecte très disparate relève d’une sérieuse gageure pour les services de la Ferme. Pays d’élections, la généralité de Poitiers illustre tout à fait le fardeau fiscal qui pèse sur les provinces d’Ancien Régime à cette époque. Le Poitou figure au nombre des pays d’aides, ces territoires dans lesquels un ensemble de droits hétérogènes grève la consommation des particuliers et assure de fait à la compagnie fermière, des revenus toujours plus croissants. S’agissant des boissons, la province est un pays dit « de huitième » au sein duquel le prince reçoit directement 1/8e du produit de la vente des vins et breuvages au détail (bière, cidre, poiré, eau-de-vie, etc.) chez les taverniers, cabaretiers et autres bouchons. Parmi ces aides, les droits d’entrée, particulièrement significatifs, sont perçus par les fermiers aux portes des lieux fermés de murailles, lors du passage de certaines marchandises. Aux portes des grandes villes de la généralité, les anciens sols pour livre (qui grèvent la vente, revente ou l’échange de fruits de mer, bétail à pied fourché vif et bois), les droits réservés, les droits rétablis (droits des courtiers-jaugeurs, d’inspecteurs aux boissons et d’inspecteurs aux boucheries), ainsi que la première moitié des octrois taxent la circulation des produits de première nécessité (boissons, poissons, viandes, bois, huiles et savons, etc.). S’agissant des droits qui sont associés aux aides, outre la perception des droits de marque sur les cuirs, un édit de février 1626 assujettit le Poitou aux droits de la marque des fers, perçus en limite de généralité au sein des bureaux des fermes implantés au long de la frontière méridionale limitrophe des provinces d’Angoumois, de Saintonge, de la Marche et du Limousin. Par ailleurs, alors sous monopole royal, la fabrication et la vente de tabacs en Poitou donnent également lieu à taxation dont le montant, fixé par le tarif des « Cinq grosses fermes », est perçu par la Ferme à compter de 1730. En outre, bon nombre de droits domaniaux levés sur toutes les possessions attachées à la Couronne sont collectés dans la province.

Au grand dam des fermiers, le Poitou est une région particulièrement privilégiée. Malgré leur rationalisation depuis le milieu du XVIIe siècle, les immunités fiscales qui perdurent dans la province sont liées à son histoire ou justifiées par l’usage et la tradition. Hétéroclite, le privilège fiscal consiste en une exemption partielle ou totale de charges fiscales, accordée à toute la généralité ou à seulement certaines de ses localités. En matière d’aides, par exemple, la ville de Poitiers bénéficie d’une exemption fiscale immémoriale depuis les lettres patentes d’Aliénor d’Aquitaine, au XIIe siècle, confirmées par Philippe Auguste en considération de ce que les pictaviens s’étaient donnés à lui contre la prétention de Jean sans Terre, au siècle suivant. Au chapitre des particularismes fiscaux, l’exemption de gabelle dont jouit le Poitou, depuis le XVIe siècle, est le résultat d’une lutte constante avec le pouvoir. En 1360, alors sous occupation anglaise, la province échappe à la généralisation de la gabelle à l’ensemble du royaume. À son retour sous l’autorité du roi français, la province devient, avec la Saintonge, un pays de quartage dans lequel le roi perçoit le quart du prix du sel à chaque vente et revente, avec franchise pour le sel exporté par mer. Mais en vertu d’un contrat du 10 décembre 1553 par lequel la province rachète à Henri II ce droit du quart – moyennant le versement unique d’une somme forfaitaire au Trésor – le Poitou se libère de la gabelle et s’inscrit au nombre des pays rédimés. Par ailleurs, l’usage interdit aux fermiers de percevoir un certain nombre de droits indirects au sein des Marches communes du Poitou et de Bretagne, ces enclaves d’origine féodale où les exemptions fiscales sont nombreuses. Le privilège fiscal peut aussi être accordé dans un but d’utilité publique comme par exemple pour peupler la pointe de l’Aiguillon, déclarée exempte de taille et de divers droits indirects depuis l’an 1622. Dans le même sens, les espaces insulaires rattachés au Poitou bénéficient de quelques avantages fiscaux. Bien qu’elles varient d’une île à l’autre, leur finalité reste identique : ces franchises incitent les îliens à ne pas laisser l’île aux mains de l’ennemi. En métropole, le pouvoir royal attache par ailleurs des exemptions partielles d’impôts au défrichement des terres incultes comme à l’assèchement ou au dessèchement du Marais poitevin. Dans les deux cas, le dégrèvement fiscal est supposé compenser l’argent déboursé par les particuliers qui s’investissent dans une telle action.

Quoi qu’il en soit, les subtilités de cette fiscalité indirecte obligent la Ferme au déploiement de structures locales chargées de son administration. Aussi le Poitou fait-il partie de ces généralités qui composent le quatrième département du royaume, pour la Ferme (avec les généralités de La Rochelle, Bordeaux, Pau, Auch et Limoges). La direction des fermes de Poitiers exerce sa compétence sur l’ensemble du territoire de la généralité. À sa tête, le directeur s’assure d’une perception effective des droits dus au roi en supervisant le travail des personnels de la Ferme. Selon le principe hiérarchique qui régit l’organisation de l’institution, le directeur est assisté d’un receveur général et le personnel est complété par une multitude d’employés chargés d’expédier la besogne administrative quotidienne (receveurs particuliers, contrôleurs ambulants et sédentaires, buralistes, commis aux exercices, commis aux écritures). La destruction des documents laissés par la Ferme à propos de son cadre institutionnel en Poitou ne permet pas d’identifier ni de chiffrer le personnel administratif de la direction. En 1783, après le démantèlement de la Ferme générale, lorsque les aides sont mises en régie, la province compte autant de directions provinciales de la Régie générale des aides que d’élections. Parmi elles, la direction de Poitiers exerce sa compétence sur huit départements (Poitiers, Banlieue de Poitiers, Chauvigny, Lusignan, Montmorillon, Neuville, Parthenay et Sanxay) et 63 bureaux de départements. Le 1er avril 1791, un état des employés y recense l’activité de 57 personnes coordonnées par le directeur Vigier. Dans la généralité, les bureaux des fermes, le plus souvent situés aux portes des villes, sont le lieu d’encaissement de l’impôt. Leur nombre varie selon la nature et l’importance des droits à recouvrir. Le Poitou faisant partie des « Cinq grosses fermes » – un ensemble de provinces dans lesquelles les traites, droits de douane ad valorem levés sur les denrées et marchandises à l’entrée et à la sortie de cet ensemble territorial sont uniformes – des bureaux des traites sont implantés tout le long de la frontière poitevine que la nature a matérialisée par des rivières. Concernant la collecte des aides, en 1791, sept bureaux des fermes (Châtellerault, Châtillon, Fontenay-le-Comte, Niort, Poitiers, Les Sables-d’Olonne, Saint-Maixent) couvrent l’ensemble de la généralité – ce qui est peu au regard de la densité du territoire (à titre de comparaison, la généralité de Tours en compte 32). Pour la vente et distribution de tabacs aux particuliers, la direction de Poitiers comprend un Bureau général – situé rue des trois cheminées, paroisse de Sainte-Opportune, à Poitiers – cinq entrepôts et de multiples débits de tabacs.

Au plan comptable, les employés de la Ferme sont auteurs d’une multitude de documents financiers sur lesquels les recettes et les dépenses sont soigneusement consignées. Sous réserve des vérifications usuelles, le produit des droits est in fine voituré vers l’Hôtel des Fermes, à Paris. À l’issue de chaque exercice fiscal, l’orthodoxie financière implique une reddition des comptes qui éclaire la Ferme sur la situation financière de la province et interdit toute rétention injustifiée de recettes fiscales par les commis. Dans ce sens, le contrôle interne de l’intendant poitevin vient doubler celui de la Chambre des comptes, qui reçoit régulièrement des états au vrai de la part des fermiers.

D’un point de vue judiciaire, les prérogatives consenties aux employés des fermes occasionnent inexorablement de nombreux différends entre commis et redevables. Au regard du pluralisme juridictionnel, si caractéristique de l’Ancien Régime, ce contentieux de la fiscalité indirecte est partagé entre plusieurs juridictions locales. Depuis la fin du XVIe siècle, les élus de la généralité poitevine sont investis d’une compétence générale pour vider les litiges, à l’exception de ceux qui concernent les droits de la marque des fers et les traites. Sur ce dernier point, sans qu’un fonds particulier existe aux Archives départementales de la Vienne, des pièces isolées attestent l’existence d’une juridiction des traites dans l’élection de Poitiers, établie au milieu du bourg de Civray. De son côté, le contentieux des droits de la marque des fers (principalement acquittés par les maîtres des forges et les marchands voituriers de la province) est réglé par un juge spécial (assisté d’un procureur du roi et d’un greffier) délégué par le Conseil pour en connaître en première instance civile et criminelle. Quoi qu’il en soit, les sentences rendues par ces autorités sont susceptibles d’appel devant la Cour des aides de Paris. Au XVIIIe siècle, l’intendant de la généralité acquiert progressivement le droit de vider les litiges soulevés par la fiscalité des huiles et savons ou des droits rétablis et réservés, sauf appel au Conseil.

En Poitou comme ailleurs, ce contentieux fiscal s’avère important tant les employés des fermes travaillent à ce que les rentrées fiscales ne souffrent d’aucun atermoiement. Au Siècle des Lumières, les commis affrontent plusieurs soulèvements populaires d’envergure qui ont lieu dans la généralité. En 1720, quelques séditieux sont par exemple condamnés par l’intendant pour avoir incité deux cents personnes à empêcher la collecte des droits par des commis des aides, sur le marché de Poitiers, l’année précédente. Quinze ans plus tard, à la fin de l’été 1735, plus de huit cents personnes s’opposent âprement au contrôle fiscal réalisé par les commis des fermes au domicile de Buzet, sergent de police, dans la paroisse de Saint-Didier. Les archives de la province signalent en outre la brutalité particulière qu’exercent les bouchers de Poitiers sur les commis, quotidiennement exposés à des injures et violences physiques. Ces révoltes contre le paiement de l’impôt se doublent d’une évasion fiscale plus discrète, par la commission importante de fraudes journalières aux droits du roi. Malgré la vigilance des inspecteurs aux boucheries et boissons, les droits d’entrée sont en effet fréquemment évités par des contribuables qui rivalisent d’imagination pour s’y soustraire. Par exemple, les fausses portes percées dans l’enceinte de la ville de Poitiers permettent le passage frauduleux d’attelages ou de petites marchandises. À Châtellerault, la fraude aux droits de détail est si importante que la fiscalité royale s’anéantit journellement. De son côté, l’exemption de gabelle excite une contrebande du sel particulièrement active aux frontières du Poitou et de la Touraine, pays de grande gabelle. En outre, la situation géographique de la généralité et son régime douanier favorisent le faux-saunage entre l’Anjou et le Maine ainsi qu’aux confins de la Bretagne et du Poitou. Aussi pour enrayer ces préjudices causés aux droits du roi, la Ferme des gabelles obtient-elle du pouvoir l’implantation de plusieurs dépôts à sel le long de la frontière de la province, dans la limite de cinq lieues. Dans le ressort de chaque dépôt – dénommé « controlle » – les brigades des fermes contiennent difficilement le faux-saunage exponentiel qui se développe au nord-est de la province. À compter de 1743, la commission de Saumur est d’ailleurs chargée d’instruire les procès criminels des faux-sauniers de Poitiers. Au sud-ouest, le statut privilégié de la généralité de Bordeaux en matière des droits sur le tabac constitue une enclave fiscale dans laquelle des marchandises sont illégalement introduites en Poitou. Au fond, l’approche statistique de ces fraudes – permise par l’étude des procès-verbaux des commis et les sentences judiciaires – montre une certaine variété des contraventions : si le tiers des fraudes consiste en une détention, un entrepôt ou transport de faux-tabac, le reste concerne la culture du tabac non autorisée au domicile des sujets. En vue de limiter ces atteintes au fisc, les fermiers et leurs commis sont autorisés à faire chez les redevables, toutes les visites, exercices, vérifications, recherches et perquisitions qu’ils jugent nécessaires. Dans certains cas, la violence exercée par les redevables à l’encontre des commis est telle que l’intendant de province est directement sollicité par les fermiers pour les aider à mater les fraudeurs. Dans le même sens, les élus de la généralité peuvent également intervenir à la demande des commis qui peinent à recouvrir les droits dus au roi. De leur côté, les contribuables poitevins dénoncent régulièrement les voies de faits et violences extraordinaires commises par les employés au cours du recouvrement de l’impôt. À ce propos, en 1789, les cahiers de doléances du tiers-état du Poitou affirment que les commis des fermes ont d’ailleurs intérêt à multiplier les contraventions et les procès avec les contribuables tant la confiance qui leur est accordée par le pouvoir royal paraît excessive. Conformément à la loi du 27 mars 1791, la Ferme disparaît de la province à compter du 1er avril suivant.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AD. Vienne, C 13, C 851. Boissons, sel, tabacs, papiers et parchemins timbrés, cartes, papiers et cartons, huiles et savons, cuirs (XVIe siècle-1787).
  • AD. Vienne, C 14, C 15, C 16. Droits domaniaux (1674-1789).
  • AD. Vienne, C 647. Procès-verbaux des élus de Poitiers, 1711.
  • AD. Vienne, C 783. Greffe de l’élection de Poitiers, 1777.
  • AD. Vienne, C 653. Requête de Charles Maréchal, sous-fermier des aides et autres droits de l’élection de Poitiers, à Poitiers, le 6 avril 1717.
  • AN., G221. Relevé général des bordereaux, par généralités, du nombre des départements et bureaux qui composent le ressort de chaque direction dans toute l’étendue de la Régie, janvier 1783.
  • AN., G2153. État des employés existant en place dans la première division du troisième département, composée des généralités de Poitiers, La Rochelle et Limoges, le 1er avril 1791.
  • AN., U 681. Ordonnance du 1er décembre 1383 portant aides mises sur le sel en Saintonge et Poitou.


    Bibliographie scientifique:
  • Vida Azimi, Un modèle administratif de l’Ancien Régime. Les commis de la ferme générale et de la régie générale des aides, Paris, CNRS Éditions, 1987.
  • Pierre Boissonnade, Histoire de Poitou, Paris, Furne Boivin et Cie, 1926.
  • Clément Chevereau, Une physiologie de l’impôt en Poitou (XVIIe-XVIIIe siècle). Contribution à l’identification d’un droit administratif sous l’Ancien Régime, Thèse Droit, Université de Poitiers, 2022.
  • Robert Ducluzeau, La gabelle et la contrebande du sel dans l’Ouest, La Crèche, Geste éditions, 2008.
  • Robert Favreau[dir.], Histoire de Poitiers, Toulouse, Éd. Privat, 1985.
  • Bertrand Le Breton de la Bonnellière, La fiscalité royale sur les denrées et les marchandises dans l’élection de Poitiers au XVIIIe siècle (1714-1791), Thèse Droit, Université de Poitiers, 2004, 2 vol.
  • Fabrice Vigier[dir.], Poitiers, capitale de province. Essai d’histoire administrative, du Ier siècle à 2015, Poitiers, Éditions Atlantique, 2021.




Citer cette notice:

Clément Chevereau, « Poitou » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
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