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Espagne

Marie-Laure Legay





Les rapports commerciaux entre la France et l’Espagne, établis de longue date, s’intensifièrent au XVIIe et XVIIIe siècles avec la mondialisation de l’économie. Considérées comme des ponts entre les deux nations marchandes, les vallées pyrénéennes devinrent des lieux majeurs de circulation de denrées alimentaires et de marchandises destinées non seulement à la consommation des populations voisines, mais aussi à leurs colonies. Côté français, se négociaient les bestiaux, céréales, sels, vins et eaux-de-vie… et les produits manufacturés comme les draps du Languedoc, toiles, soieries, quincailleries, verreries… Côté espagnol, cuirs, fruits, aulx, et surtout piastres d’argent qui alimentaient tout le commerce international vers le Levant par Marseille ou vers l’Europe du Nord par Bayonne et Bordeaux, étaient recherchés. Dans le même temps, les territoires concernés par ces trafics formaient des entités faiblement intégrées dans le maillage administratif, tant côté français, où le Labourd, la Navarre, la Soule, le Béarn, la Bigorre, le Couserans, puis le Roussillon défendaient une identité politique particulière basée sur des coutumes et des franchises fiscales, que côté espagnol où la Biscaye, le Guipuscoa, la Navarre, la Cerdagne ou la Catalogne demeuraient également en dehors du système douanier central. Dans ce double contexte, la Ferme générale ne parvint guère à imposer ses modes d’action. Ni à Bayonne, port concurrent de Saint-Sébastien, ni à Collioures où elle établit son bureau de traite principal, la compagnie ne parvint à juguler les trafics illégaux. Des tentatives de convention entre les deux royaumes pour le contrôle du trafic méditerranéen (1769), tout en révélant l’importance de la contrebande, indiquaient clairement que seule des forces militaires pouvaient être opposées aux bandes armées internationales.

La frontière entre la France et l’Espagne, loin d’être une barrière, faisait en effet l’objet de contrebandes, tant de sel, de tabacs, de chevaux et mulets, de monnaies… Les deux premières denrées formaient des monopoles des deux côtés des Pyrénées. Les exemples de contrebande du sel sont nombreux. Par exemple, les habitants du comté de Foix avaient le droit de tirer d’Espagne du sel de leur consommation sous condition de le faire entrer par la vallée d’Andorre. Ce privilège, confirmé lors de la réunion du comté à la Couronne (1607), fut maintenu et occasionna de nombreux désordres à la frontière. En effet, les habitants du comté faisaient des dépôts du sel d’Espagne et le reversaient en fraude dans les pays de Gabelles. Au besoin, quand la vallée d’Andorre était enneigée, les faux-sauniers de la vallée de Carol allaient chercher les sels de Cardonne, en Espagne, à mains armées par le Roussillon. Les Pyrénées orientales devinrent le théâtre d’une intense activité de contrebande de tabac, surtout à partir de 1701, lorsque Philippe V imposa lui aussi l’estanco dans son royaume. Entre 1730 et 1748, 4 114 cas de fraude furent traités par les juridictions françaises locales. Ces tabacs venaient de Gênes et du Piémont pour l’Espagne via la France qui servait d’entrepôt. Ils arrivaient sur des petits bateaux catalans non pas directement sur la côte espagnole, mais bien sur la côte française car ces navires de moins de 50 tonneaux ne pouvaient être visités par les garde-côtes de la Ferme générale en vertu des conventions signées entre les deux pays. Une fois débarqués à Banyuls, les charges de tabacs passaient la frontière près de Custoja (Coustouges) via Perthus en été, près de Puygcerda via Céret en hiver. Des cols pyrénéens descendaient sur le chemin du retour des convois chargés de piastres. Puygcerda vivait sous la terreur des bandes armées de 50 à 150 Espagnols. A Narbonne, le directeur des fermes générales informa le Contrôleur général Terray de l’expansion du banditisme dans le Roussillon « sans que l’on ait encore pu y apporter aucun remède ni dans l’un, ni dans l’autre royaume » (AN, G1 83, dossier 2). Devant l’ampleur du phénomène, les concertations entre le gouvernement et la Ferme générale se multiplièrent. Le commandant en chef de la province, Mailly, proposa l’établissement de cinq fortins et des détachements de garnisons pour lutter contre la contrebande par terre ; les Fermiers généraux, peu enclins à prendre en charge une telle dépense, préféraient lutter en amont et demandaient la possibilité d’arraisonner les navires espagnols de faible tonnage. Le 2 janvier 1768, on formalisa une convention entre les deux royaumes : les Espagnols établirent deux felouques sur les côtes de la Catalogne et les Fermiers généraux en établirent une sur les côtes du Roussillon pour surveiller ce trafic. La convention fut renouvelée le 27 décembre 1774 et permit aux pataches des fermiers des deux royaumes d’arraisonner tout bâtiment suspecté de contrebande de sel ou de tabac jusqu’à une contenance de cent tonneaux et jusqu’à deux lieues au large des côtes remises aux services consulaires. A défaut du respect des formalités requises, les cargaisons étaient confisquées et remises aux services consulaires. Cette convention bilatérale pour lutter contre la contrebande du sel et du tabac fut encore renouvelée le 24 décembre 1786.

Les avantages octroyés à la France comme nation la plus favorisée par le traité des Pyrénées (1659) dynamisa le négoce en Espagne, à Cadix. Par les articles 10, 14 et 15, les navires français étaient en possession de « ne pas être visités » par les officiers des rentes et douanes espagnols. La politique fiscale renforça ces avantages : côté espagnol, la convention d’Eminente limitait les droits de douane sur les produits français ; côté français, le gouvernement versaillais encourageait les exportations vers le voisin espagnol en supprimant les taxes de foraines locales. A suivre une voiture quittant l’Ile-de-France pour l’Espagne, nul n’ignorait qu’elle devait régler 5 % sur la valeur du convoi en quittant le Poitou (intégré aux Cinq grosses fermes), pour entrer dans l’Angoumois ou la Saintonge, puis 3, 5 % pour la « comptablie de Bordeaux », puis 2, 5 % pour la Traite d’Arzac qui se levait à l’entrée des Landes, puis 2% pour la moitié de la « coutume de Bayonne ». Colbert déchargea donc les marchandises quittant l’Etendue pour l’Espagne des taxes locales des provinces réputées étrangères, comptablie de Bordeaux et Traite d’Arzac en 1669 (arrêt du Conseil du 3 juin). Ces dispositions en faveur du commerce français s’accompagnaient de mesures protectionnistes contre l’entrée des produits espagnols, notamment lors des conflits ouverts. Des bureaux de ferme poussaient alors le long de la frontière, comme en 1685 -1688, avec pour objectif de remporter la guerre d’argent. La mise en œuvre du pacte de famille fit évoluer la politique d’entente commerciale entre les deux nations. La convention interprétative de l’article 24 du pacte du 15 ao ût 1761, signé à Madrid en janvier 1768, calqua les avantages français sur ceux accordés aux Anglais par le traité d’Utrecht de 1713. Il s’agissait pour l’Espagne de réduire la puissance commerciale française ou du moins de la ramener à des proportions plus équitables. Les toiles et les draps de France furent taxées respectivement à hauteur de 15 et 10 % de leur valeur, tandis que les chapeaux, bas de soie, mousselines, cotonnades… furent quasiment prohibées, notamment par le tarif espagnol de 1782.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AN, G1 83, dossier 2, projet de convention, 1769.
  • AN, G1 91, dossier 38 bis, « Mémoire sur le faux-saunage et la contrebande du tabac par l’Espagne, 1769.

    Sources imprimées:
  • Convention relative au commerce, à la navigation et à la répression de la contrebande, Versailles, 27 décembre 1774, en ligne sur France Diplomatie.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui permet aux négociants français de porter en droiture des îles françaises de l'Amérique dans les ports d'Espagne les sucres de toutes espèces, à l'exception des sucres bruts, ensemble toutes les autres marchandises du crû desdites îles, 27 janvier 1726.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui ordonne que les habitants du Béarn et du pays Basque qui font le commerce des bestiaux seront tenus de prendre des acquits à caution dans le lieu de l’enlèvement, lesquels ne pourront être déchargés que dans le lieu de la destination, 17 novembre 1733.
  • Carte des gorges des Pirenées qui regardent la Province de Béarn et les differentes routes pour penetrer en Espagne par les trois vallées d'Ossau, D'Aspe et de Baretous, 1758.
  • Vivent Magnien, Recueil alphabétique des droits de traite uniformes, etc., 4 tomes, Paris, 1786.


    Bibliographie scientifique:
  • Bruno Evans et Aurian Meunier (dir.), numéro spécial: « Les acteurs du négoce et leurs réseaux dans le monde méditerranéen et ibérique à l’époque moderne », Les Annales du Midi, à paraître en 2023.
  • Gaston Rambert, « La France et la politique commerciale de l'Espagne au XVIIIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, t.6, n°4, 1959, p. 269-288.
  • Jean-Gérard Gigot, « Banyuls-sur-Mer et la contrebande du tabac (1780) », C.E.R.C.A., no 34, 1964, p. 274-277.
  • Frédéric Mauro, « L’Espagne et le Midi de la France au xviie siècle. Aspects économiques et humains », Cuadernos de Historia, 2, 1968, p. 175 sq.
  • Marcelin Defourneaux, « La contrebande roussillonnaise et les accords commerciaux franco-espagnols après le Pacte de Famille, 1761-1786 », Actes du 94e congrès national des sociétés savantes, Pau, 1969, Paris, 1971, p. 147-163.
  • Matilde Alonso-Perez, Le commerce franco-espagnol en Méditerranée (1780-1806), thèse, Université de Lille, 1987.
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  • Peter Sahlins, Fronteres i identitats : la formació d’Espanya i França, s. xvii-xix, Romanyà, Eumo Editorial, 1993, p. 99-101.
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  • Jean-Michel Minovez, « Formation progressive d’une frontière, barrière douanière et contrebande, vers 1761-vers 1868, dans Gilbert Larguier (dir.), Douanes, Etats et frontières dans l’Est des Pyrénées de l’Antiquité à nos jours, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan, 2005, p. 137-157.
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  • Susana Truchuelo García, « Contrebandiers de monnaie et autorités locales sur les côtes basques au début du XVIIe siècle », Criminocorpus en ligne depuis 17 February 2014.




Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Espagne » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
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