Lieues limitrophes
Une lisière de trois lieues servit aussi de zone de transition
pour la culture du tabac,
dès 1687 pour les provinces de
l’Artois, Cambrésis et Hainaut, plus tard, lorsque fut rétabli la vente
exclusive en 1721 pour la
Franche-Comté et la Bourgogne au contact de la Champagne (1724), ou la
Franche-Comté aux confins de la Lorraine et du duché de Bar (1739), en 1775 seulement pour l’Alsace. De même pour les traites, une limite de quatre lieues
séparait les pays des Cinq grosses fermes et les pays étrangers, comme le pays
exempt du Poitou à partir
des rivières du Lay et de la Sèvre nantaise. Les paroisses
incluses dans la zone étaient soumises à une législation
particulière qui tenait à la fois des privilèges des
provinces dont elles dépendaient et des droits acquis par
la Ferme générale. Les habitants y consommaient le sel sur
la base de certificats établissant le nombre de membres
dans le foyer et le transportaient depuis les dépôts autorisés jusqu’à
leur domicile avec les passavants ou congés dûment vérifiés.
La
délimitation de telles lieues constituait en soi une
gageure : les règlements devaient désigner une à une les
paroisses incluses dans la zone. Par exemple la paroisse
de Cauron en Artois était dénommée dans l’ordonnance des gabelles
de 1680, mais pas celle
adjacente de Comtes où fut pourtant dressé un procès-verbal de
fraude instruit par le juge des Fermes à Hesdin le 10 juin
1732. Les Etats provinciaux soutinrent
que la paroisse était libre et se portèrent partie
prenante. Pendant de nombreuses années, ils réclamèrent un
arpentage pour vérifier si le village de Comtes
entrait dans les trois lieues. Lorsqu’il
fallut définir une ligne de Port-la-Claye à Tiffauges pour
séparer le Bas-Poitou exempt
de la Traite de Charente
de la partie de la même province qui y était soumise, le
Conseil fit appel à l’intendant Le Nain (arrêt du 8 septembre 1739) qui lui-même prit soin d’entendre les
parties concernées, c’est-à-dire non seulement les syndics
de paroisses mais aussi les préposés de la Traite de Charente sur les sels
pour connaître les obstacles susceptibles d’entraver les
opérations. Un sous-ingénieur fut désigné pour lever les
plans des lieux. De même lorsqu’il fallut délimiter les
trois lieues de la province d’Alsace limitrophes aux Trois-Evêchés,
à la Lorraine et à la Franche-Comté, le ministre Turgot s’y prit méthodiquement et fit appel à un
ingénieur-géographe qui dressa un procès-verbal de la
ligne de démarcation et un état de dénombrement. Dans le
cas de la limite de la Traite de Charente, la plupart des paroisses formèrent
opposition à l’arrêt de 1739.
L’adjudicataire Forceville tempéra en expliquant « qu’il
n’avait jamais prétendu donner atteinte aux privilèges
immunités de la province du Poitou ». De
fait, il s’agissait de définir une limite douanière et non
de mettre en cause le régime de pays rédimés du Poitou, mais les requêtes en opposition étaient si
nombreuses que le gouvernement modifia ses dispositions
(arrêt du 21 avril 1750).
Pour
éviter tout dépôt de sel ou de tabac destiné à la contrebande, le législateur devait en
contingenter l’usage. Le contingentement de la
consommation s’établissait le plus souvent à un minot de sel pour sept
personnes par an et deux livres de tabac pour chaque chef de famille par mois.
La Ferme générale avait donc un droit de visite et
pouvait, selon les vœux de Colbert, établir des contrôles « dans toute
l’estendue des frontières de la ferme ». Ce droit heurta
les susceptibilités provinciales, ce dont Colbert rendit
également compte : « Touchant les versemens des sels qui
se font en France, je leur [aux Etats] ay fait entendre
que Sa Majesté ne vouloit en aucune façon ni manière
donner atteinte à leurs privilèges, mais bien empescher
lesdits versemens, et qu’une ferme considérable comme
celle de ses gabelles ne puisse diminuer. Je leur ay mesme
proposé les moyens pour remédier à ces désordres, lesquels
ils n’ont pas gousté, se figurant que c’est un
commencement de gabelle que d’establir des magasins de sel
gris ».
Les Bretons en particulier n’admirent jamais le
contingentement de la consommation. L’ordonnance des gabelles
de mai 1680 ne fut pas
enregistrée par le Parlement de Rennes. Faisait office de
règlement pour les sels en Bretagne la déclaration de décembre 1680 qui ne fixait pas de limite quantifiée
de la consommation. Les Bretons avaient ainsi la liberté
d’acheter au marché la quantité désirée, ce qui favorisait
la contrebande. Entre
1759 et 1788, 38 % des captures réalisées dans le
département
de Laval se sont faites dans les cinq
paroisses limitrophes de la Bretagne. De même, les Bretons jugeaient avoir le droit
de s’approvisionner partout. L’affaire Simon Bouteiller et
François Oger le rappelle : pris dans la nuit du 16 au 17
août 1726 en possession de 16, 5
quartaux de sel à un quart de lieue de la province d’Anjou, les deux contrebandiers furent condamnés par
le tribunal de
Clisson ; mais, soutenus par le procureur
des Etats provinciaux
de
Bretagne, ils firent valoir qu’il était
permis « à tous Habitans de deux lieues limitrophes de
prendre du Sel par tout où il leur plaist de le voiturer à
telle heure que bon leur semble que l’obligation de le
prendre au plus prochain dépost de leur demeure est
contraire aux privilèges de la province ». Le parlement de
Rennes cassa le jugement du juge des gabelles et, comme
attendu, le Conseil cassa la décision du parlement
breton.
De fait, le contrôle de la consommation dans les
lieues limitrophes n’empêchait pas la fraude. C’est pourquoi la
Ferme générale chercha à étendre ses droits au-delà. En
1723 par exemple, elle
acquit le droit de visite à Saint-Pol-sur-Ternoise, bien
que ce bourg fût situé à plus de trois lieues de la
frontière picarde. Les Fermiers soupçonnaient dans cette
ville d’importants trafics frauduleux. Le commis Closteroy
s’installa donc à Saint-Pol, présenta ses commissions au
Magistrat de la ville et entreprit de rechercher les amas
de sel. Son successeur, Millencourt, fit de même à partir
de 1737. Leurs activités
furent combattues par les Etats provinciaux d’Artois et le ministre Philibert Orry finit, le 13
février 1742, par supprimer
l’arrêt de 1723, préférant
renforcer les contrôles à l’intérieur des trois lieues
limitrophes. Pour ce faire, par la déclaration de 1743, il autorisa les Fermiers
à vérifier les rôles des communautés d’habitants (article
1), à faire les visites de tout bateau ou chariot (article
2) à la frontière de la Picardie ; la loi établit des certificats de
consommation, dûment et uniformément dressés, grâce
auxquels le contrôle devint plus précis. Cette nouvelle
législation fit réagir les Etats artésiens, tandis que les Etats du Cambrésis s’arrangèrent pour capter pour eux-mêmes cette
nouvelle police transfrontalière. Le contrôle de la
consommation de chaque famille sur la base des rôles
d’habitants s’appliquait non seulement au sel de pot, mais
aussi aux salaisons extraordinaires de beurre, fromage,
légumes, chairs ou poissons, tant pour les membres d’une
famille que pour les domestiques. Or, le certificat ne se
délivrait qu’une fois l’an. Il fallut donc corriger la loi
et accepter la délivrance de permis de consommation
complémentaires durant l’année (1746).On décèle les mêmes préoccupations aux confins
de la Franche-Comté : une sorte de « quatrième lieue », au-delà des
trois lieues limitrophes, fut juridiquement définie : à
l’intérieur de cette zone, les dépôts de tabac furent autorisés
certes, selon les privilèges de la province, mais l’intendant en réglementa les conditions : les
marchands ne pouvaient faire de stocks dans les lieux
ouverts comme les granges, les châteaux, les villages non
clos. Ils devaient entreposer leurs tabacs dans des bourgs fermés. Le but du
commissaire du roi était d’empêcher le développement des
connivences entre marchands et contrebandiers. L’effet de
cette législation fut réel car ainsi, « les difficultés
apportées au commerce des fraudeurs contrebandiers par ces
differens reglemens les ont déterminé de se jetter du
costé de la Lorraine où
l’establissement des trois lieues limitrophes dépendantes
de la province de Franche-Comté
n’a pas esté fait » (1739).
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- BNF, F 21135 (48) : Déclaration du 9 avril 1743 (…) portant règlement pour l’exercice et les fonctions des employés des Fermes du Roy dans les trois lieues de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault limitrophes à la Picardie et au Soissonnais, Paris, 1743, in-4°, 11 p..
- BNF F 21805 (61) : Déclaration du 13 mai 1746 (…) qui ordonne qu’il sera arrêté des rôles du nombre des habitants de chacune des paroisses de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault situées dans les trois lieues limitrophes aux provinces de l’étendue des Fermes générales unies (…), Paris, 1746, in-4°, 7 p..
-
Sources imprimées:
- Déclaration du 21 avril 1705 servant de règlement pour la revente du sel dans l’étendue des dépôts et des 5 lieues limitrophes des pays rédimés.
- Arrêt du 21 juin 1723 qui assujettit les habitants de Saint-Pol aux articles 25 et 26 du titre 16 de l’ordonnance des gabelles de 1680.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui fait défenses aux Habitans des Paroisses situées dans les trois lieues des limites des Provinces de Champagne, Bourgogne Bresse y dénommées au présent Arrêt, de faire aucune plantation culture de Tabac, d’en tenir des magasins entrepôts, soit en feuilles, en corde, en poudre ou autrement fabriqué, 12 septembre 1724.
- Arrêt du Conseil d’Etat qui casse un arrêt du parlement de Bretagne et ordonne l’exécution d'une sentence du juge des traites et gabelles de Clisson, par laquelle les nommés Bouteiller et Oger ont été condamnés chacun en 500 livres d’amende et en la confiscation du sel sur eux saisi, pour ne l'avoir pas pris au dépôt le plus prochain de leur demeure, 1728.
- Arrest du Conseil d’Etat du Roy, qui déboute les habitants des paroisses et communautez de Comtes, Cauron et St Vast en Artois, à eux joints les Estats de ladite province, de leurs demandes et ordonne l'exécution de l’arrest du 21 février 1690 et de la déclaration du premier août 1721, portant règlement pour la régie du tabac, la déffense des plantations, et les visites des employés, dans les paroisses de l'estendue des trois lieues de ladite province d'Artois, limitrophes de celle de Picardie, 1732.
- Arrest du Conseil d’Estat du roy, portant règlement pour le commerce l'interdiction des plantations, cultures, magasins entreposts de tabac, dans les trois lieuës de la frontière de Franche-Comté, limitrophes des duchez de Lorraine de Bar, du 21 juillet 1739.
- BNF, F 21135 (48) : Déclaration du 9 avril 1743 (…) portant règlement pour l’exercice et les fonctions des employés des Fermes du Roy dans les trois lieues de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault limitrophes à la Picardie et au Soissonnais, Paris, 1743, in-4°, 11 p..
- BNF F 21805 (61) : Déclaration du 13 mai 1746 (…) qui ordonne qu’il sera arrêté des rôles du nombre des habitants de chacune des paroisses de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault situées dans les trois lieues limitrophes aux provinces de l’étendue des Fermes générales unies (…), Paris, 1746, in-4°, 7 p..
- Arrêt du Conseil d’Etat portant établissement d'une ligne sur les limites de la Saintonge, du pays d'Aunis et du Poitou et règlement pour empêcher les fraudes dans la régie et perception des droits de la traite des Charentes, 21 avril 1750.
- Arrêt du Conseil d'Etat du Roi qui fixe l'étendue des trois lieues d'Alsace, limitrophes aux trois évêchés, à la Lorraine, à la Franche-Comté et au Montbéliard, et le nombre des marchands auxquels il permet un approvisionnement de mille livres de tabac à la fois, 1775.
- Pierre Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, t. II, dont « Mémoire sur le plan général de l’ordonnance des fermes Paris », 1863.
Lieues limitrophes » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
DOI :