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Lieues limitrophes

Marie-Laure Legay





Zone-tampon entre les pays de Grandes gabelles d’un côté et les pays rédimés, pays de salines ou les pays exempts de l’autre côté, dans laquelle la consommation des sels était réglementée et les dépôts interdits hors de ceux contrôlés par la Ferme. La zone s’étendait à cinq lieues à l’intérieur des pays rédimés (arrêt de la Cour des aides de Clermont, 1666), à trois lieues à l’intérieur des pays exempts comme l’Artois (mai 1680) ou des pays de salines comme la Franche-Comté (arrêt du 30 mars 1700). En Bretagne, aucun amas de sel n’était autorisé dans les paroisses situées à moins de deux lieues de la Normandie, du Maine et de l’Anjou (décembre 1680).

Une lisière de trois lieues servit aussi de zone de transition pour la culture du tabac, dès 1687 pour les provinces de l’Artois, Cambrésis et Hainaut, plus tard, lorsque fut rétabli la vente exclusive en 1721 pour la Franche-Comté et la Bourgogne au contact de la Champagne (1724), ou la Franche-Comté aux confins de la Lorraine et du duché de Bar (1739), en 1775 seulement pour l’Alsace. De même pour les traites, une limite de quatre lieues séparait les pays des Cinq grosses fermes et les pays étrangers, comme le pays exempt du Poitou à partir des rivières du Lay et de la Sèvre nantaise. Les paroisses incluses dans la zone étaient soumises à une législation particulière qui tenait à la fois des privilèges des provinces dont elles dépendaient et des droits acquis par la Ferme générale. Les habitants y consommaient le sel sur la base de certificats établissant le nombre de membres dans le foyer et le transportaient depuis les dépôts autorisés jusqu’à leur domicile avec les passavants ou congés dûment vérifiés.

La délimitation de telles lieues constituait en soi une gageure : les règlements devaient désigner une à une les paroisses incluses dans la zone. Par exemple la paroisse de Cauron en Artois était dénommée dans l’ordonnance des gabelles de 1680, mais pas celle adjacente de Comtes où fut pourtant dressé un procès-verbal de fraude instruit par le juge des Fermes à Hesdin le 10 juin 1732. Les Etats provinciaux soutinrent que la paroisse était libre et se portèrent partie prenante. Pendant de nombreuses années, ils réclamèrent un arpentage pour vérifier si le village de Comtes entrait dans les trois lieues. Lorsqu’il fallut définir une ligne de Port-la-Claye à Tiffauges pour séparer le Bas-Poitou exempt de la Traite de Charente de la partie de la même province qui y était soumise, le Conseil fit appel à l’intendant Le Nain (arrêt du 8 septembre 1739) qui lui-même prit soin d’entendre les parties concernées, c’est-à-dire non seulement les syndics de paroisses mais aussi les préposés de la Traite de Charente sur les sels pour connaître les obstacles susceptibles d’entraver les opérations. Un sous-ingénieur fut désigné pour lever les plans des lieux. De même lorsqu’il fallut délimiter les trois lieues de la province d’Alsace limitrophes aux Trois-Evêchés, à la Lorraine et à la Franche-Comté, le ministre Turgot s’y prit méthodiquement et fit appel à un ingénieur-géographe qui dressa un procès-verbal de la ligne de démarcation et un état de dénombrement. Dans le cas de la limite de la Traite de Charente, la plupart des paroisses formèrent opposition à l’arrêt de 1739. L’adjudicataire Forceville tempéra en expliquant « qu’il n’avait jamais prétendu donner atteinte aux privilèges immunités de la province du Poitou ». De fait, il s’agissait de définir une limite douanière et non de mettre en cause le régime de pays rédimés du Poitou, mais les requêtes en opposition étaient si nombreuses que le gouvernement modifia ses dispositions (arrêt du 21 avril 1750).

Pour éviter tout dépôt de sel ou de tabac destiné à la contrebande, le législateur devait en contingenter l’usage. Le contingentement de la consommation s’établissait le plus souvent à un minot de sel pour sept personnes par an et deux livres de tabac pour chaque chef de famille par mois. La Ferme générale avait donc un droit de visite et pouvait, selon les vœux de Colbert, établir des contrôles « dans toute l’estendue des frontières de la ferme ». Ce droit heurta les susceptibilités provinciales, ce dont Colbert rendit également compte : « Touchant les versemens des sels qui se font en France, je leur [aux Etats] ay fait entendre que Sa Majesté ne vouloit en aucune façon ni manière donner atteinte à leurs privilèges, mais bien empescher lesdits versemens, et qu’une ferme considérable comme celle de ses gabelles ne puisse diminuer. Je leur ay mesme proposé les moyens pour remédier à ces désordres, lesquels ils n’ont pas gousté, se figurant que c’est un commencement de gabelle que d’establir des magasins de sel gris ».

Les Bretons en particulier n’admirent jamais le contingentement de la consommation. L’ordonnance des gabelles de mai 1680 ne fut pas enregistrée par le Parlement de Rennes. Faisait office de règlement pour les sels en Bretagne la déclaration de décembre 1680 qui ne fixait pas de limite quantifiée de la consommation. Les Bretons avaient ainsi la liberté d’acheter au marché la quantité désirée, ce qui favorisait la contrebande. Entre 1759 et 1788, 38 % des captures réalisées dans le département de Laval se sont faites dans les cinq paroisses limitrophes de la Bretagne. De même, les Bretons jugeaient avoir le droit de s’approvisionner partout. L’affaire Simon Bouteiller et François Oger le rappelle : pris dans la nuit du 16 au 17 août 1726 en possession de 16, 5 quartaux de sel à un quart de lieue de la province d’Anjou, les deux contrebandiers furent condamnés par le tribunal de Clisson ; mais, soutenus par le procureur des Etats provinciaux de Bretagne, ils firent valoir qu’il était permis « à tous Habitans de deux lieues limitrophes de prendre du Sel par tout où il leur plaist de le voiturer à telle heure que bon leur semble que l’obligation de le prendre au plus prochain dépost de leur demeure est contraire aux privilèges de la province ». Le parlement de Rennes cassa le jugement du juge des gabelles et, comme attendu, le Conseil cassa la décision du parlement breton.

De fait, le contrôle de la consommation dans les lieues limitrophes n’empêchait pas la fraude. C’est pourquoi la Ferme générale chercha à étendre ses droits au-delà. En 1723 par exemple, elle acquit le droit de visite à Saint-Pol-sur-Ternoise, bien que ce bourg fût situé à plus de trois lieues de la frontière picarde. Les Fermiers soupçonnaient dans cette ville d’importants trafics frauduleux. Le commis Closteroy s’installa donc à Saint-Pol, présenta ses commissions au Magistrat de la ville et entreprit de rechercher les amas de sel. Son successeur, Millencourt, fit de même à partir de 1737. Leurs activités furent combattues par les Etats provinciaux d’Artois et le ministre Philibert Orry finit, le 13 février 1742, par supprimer l’arrêt de 1723, préférant renforcer les contrôles à l’intérieur des trois lieues limitrophes. Pour ce faire, par la déclaration de 1743, il autorisa les Fermiers à vérifier les rôles des communautés d’habitants (article 1), à faire les visites de tout bateau ou chariot (article 2) à la frontière de la Picardie ; la loi établit des certificats de consommation, dûment et uniformément dressés, grâce auxquels le contrôle devint plus précis. Cette nouvelle législation fit réagir les Etats artésiens, tandis que les Etats du Cambrésis s’arrangèrent pour capter pour eux-mêmes cette nouvelle police transfrontalière. Le contrôle de la consommation de chaque famille sur la base des rôles d’habitants s’appliquait non seulement au sel de pot, mais aussi aux salaisons extraordinaires de beurre, fromage, légumes, chairs ou poissons, tant pour les membres d’une famille que pour les domestiques. Or, le certificat ne se délivrait qu’une fois l’an. Il fallut donc corriger la loi et accepter la délivrance de permis de consommation complémentaires durant l’année (1746).On décèle les mêmes préoccupations aux confins de la Franche-Comté : une sorte de « quatrième lieue », au-delà des trois lieues limitrophes, fut juridiquement définie : à l’intérieur de cette zone, les dépôts de tabac furent autorisés certes, selon les privilèges de la province, mais l’intendant en réglementa les conditions : les marchands ne pouvaient faire de stocks dans les lieux ouverts comme les granges, les châteaux, les villages non clos. Ils devaient entreposer leurs tabacs dans des bourgs fermés. Le but du commissaire du roi était d’empêcher le développement des connivences entre marchands et contrebandiers. L’effet de cette législation fut réel car ainsi, « les difficultés apportées au commerce des fraudeurs contrebandiers par ces differens reglemens les ont déterminé de se jetter du costé de la Lorraine où l’establissement des trois lieues limitrophes dépendantes de la province de Franche-Comté n’a pas esté fait » (1739).





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • BNF, F 21135 (48) : Déclaration du 9 avril 1743 (…) portant règlement pour l’exercice et les fonctions des employés des Fermes du Roy dans les trois lieues de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault limitrophes à la Picardie et au Soissonnais, Paris, 1743, in-4°, 11 p..
  • BNF F 21805 (61) : Déclaration du 13 mai 1746 (…) qui ordonne qu’il sera arrêté des rôles du nombre des habitants de chacune des paroisses de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault situées dans les trois lieues limitrophes aux provinces de l’étendue des Fermes générales unies (…), Paris, 1746, in-4°, 7 p..

    Sources imprimées:
  • Déclaration du 21 avril 1705 servant de règlement pour la revente du sel dans l’étendue des dépôts et des 5 lieues limitrophes des pays rédimés.
  • Arrêt du 21 juin 1723 qui assujettit les habitants de Saint-Pol aux articles 25 et 26 du titre 16 de l’ordonnance des gabelles de 1680.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui fait défenses aux Habitans des Paroisses situées dans les trois lieues des limites des Provinces de Champagne, Bourgogne Bresse y dénommées au présent Arrêt, de faire aucune plantation culture de Tabac, d’en tenir des magasins entrepôts, soit en feuilles, en corde, en poudre ou autrement fabriqué, 12 septembre 1724.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui casse un arrêt du parlement de Bretagne et ordonne l’exécution d'une sentence du juge des traites et gabelles de Clisson, par laquelle les nommés Bouteiller et Oger ont été condamnés chacun en 500 livres d’amende et en la confiscation du sel sur eux saisi, pour ne l'avoir pas pris au dépôt le plus prochain de leur demeure, 1728.
  • Arrest du Conseil d’Etat du Roy, qui déboute les habitants des paroisses et communautez de Comtes, Cauron et St Vast en Artois, à eux joints les Estats de ladite province, de leurs demandes et ordonne l'exécution de l’arrest du 21 février 1690 et de la déclaration du premier août 1721, portant règlement pour la régie du tabac, la déffense des plantations, et les visites des employés, dans les paroisses de l'estendue des trois lieues de ladite province d'Artois, limitrophes de celle de Picardie, 1732.
  • Arrest du Conseil d’Estat du roy, portant règlement pour le commerce l'interdiction des plantations, cultures, magasins entreposts de tabac, dans les trois lieuës de la frontière de Franche-Comté, limitrophes des duchez de Lorraine de Bar, du 21 juillet 1739.
  • BNF, F 21135 (48) : Déclaration du 9 avril 1743 (…) portant règlement pour l’exercice et les fonctions des employés des Fermes du Roy dans les trois lieues de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault limitrophes à la Picardie et au Soissonnais, Paris, 1743, in-4°, 11 p..
  • BNF F 21805 (61) : Déclaration du 13 mai 1746 (…) qui ordonne qu’il sera arrêté des rôles du nombre des habitants de chacune des paroisses de l’Artois, du Cambrésis et du Hainault situées dans les trois lieues limitrophes aux provinces de l’étendue des Fermes générales unies (…), Paris, 1746, in-4°, 7 p..
  • Arrêt du Conseil d’Etat portant établissement d'une ligne sur les limites de la Saintonge, du pays d'Aunis et du Poitou et règlement pour empêcher les fraudes dans la régie et perception des droits de la traite des Charentes, 21 avril 1750.
  • Arrêt du Conseil d'Etat du Roi qui fixe l'étendue des trois lieues d'Alsace, limitrophes aux trois évêchés, à la Lorraine, à la Franche-Comté et au Montbéliard, et le nombre des marchands auxquels il permet un approvisionnement de mille livres de tabac à la fois, 1775.
  • Pierre Clément, Lettres, instructions et mémoires de Colbert, t. II, dont « Mémoire sur le plan général de l’ordonnance des fermes Paris », 1863.






Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Lieues limitrophes » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
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