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Cuirs et peaux (droits sur)

Marie-Laure Legay





L’intense activité des métiers du cuir à l’époque moderne est connue des historiens. Elle animait les bords de rivières à proximité de la plupart des bourgs et villes où les tanneurs travaillaient les peaux et les tannins locaux selon des procédés assez simples mais lents. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, la technique innovante du hongroyage transforma cette industrie en raccourcissant les temps du tannage. Jusqu’alors jugée peu productive, l’activité dynamisa de nombreuses provinces au siècle suivant, en Alsace, en Moselle, en Bretagne, Normandie, Provence, dans le Rouergue ou dans le Limousin par exemple. Les cuirs ainsi produits s’inséraient dans des courant d’échange internationaux et coloniaux, commerce favorisé par une législation royale favorable à la fabrication française. Dans ce contexte industriel particulièrement dynamique, la mise en oeuvre en 1759 d’un impôt unique sur les cuirs confié à une régie intéressée vint bousculer les usages de la profession et concentrer le secteur. Avec d’autres régies nouvelles créées à la même époque, cet impôt constitua un instrument inédit visant tout à la fois l’accroissement des recettes fiscales tirées de l’industrie et le contrôle mercantiliste d’un secteur soumis à une forte concurrence internationale. Nous analysons ici l’impact de cet impôt sur les tanneurs. La réforme fiscale est étudiée en elle-même, ainsi que ses effets financiers, avant la présentation de la résistance des artisans qui adoptèrent non seulement des moyens de défense traditionnels comme la fraude, mais surtout une organisation nationale visant à s’opposer à la régie. Cette mobilisation interroge la notion de patriotisme que l’on perçoit ici à travers les discours élaborés contre cet impôt. Empreinte de conservatisme économique, mais résolument ancrée dans le mouvement national de défense contre le despotisme fiscal, cette mobilisation des tanneurs à travers tout le royaume lève le voile sur des causes méconnues de l’exaspération des gens de métier à la fin de l’Ancien régime. Comme pour d’autres secteurs d’activité, la tannerie subit la marche forcée du libéralisme à l’origine d’une concentration des entreprises. Cependant, l’historien apprécie ici la prééminence causale de l’impôt de 1759 qui restructura entièrement la profession. L’intérêt de l’étude ne tient pas dans l’analyse des conflits liés au travail, ni dans le répérage de la tentation rébellionnaire face aux vexations des commis de la Ferme générale, mais dans le dévoilement d’une cause majeure du ressentiment professionnel : la mise en oeuvre d’un impôt « national » uniforme dans le royaume. Davantage assimilable aux effets de la libéralisation du commerce des grains, que l’impôt de 1759 précède de quelques quatre années, les conséquences de la libéralisation contrôlée du commerce des cuirs provoquèrent un « dégoût » du métier, « dégoût » si unanimement exprimé dans le royaume qu’il engagea les ministres comme Turgot ou Necker à mener des investigations sur son évolution.

La nouvelle doxa fiscale. Grâce aux travaux de ces trente dernières années, les rénovations de la fiscalité directe dans le royaume de France nous sont connues. Ces réformes mobilisèrent des principes nouveaux – le tarif pour la taille, la déclaration pour le vingtième – qui visaient à établir l‘universalité et la proportionnalité de l’impôt sur les biens-fonds. Restées inachevées par l’effet de l’opposition des seigneurs notamment, elles ne répondirent pas aux vœux des patriotes qui, à l’instar de Mirabeau ou de Roussel de la Tour, se ralliaient au projet d’une taxe assise sur le produit net de Quesnay formulé dans la Théorie de l’impôt (1760). Les administrateurs du Contrôle général des finances eurent-ils plus de succès avec la fiscalité indirecte ?

Taxer uniformément la fabrication. Le gouvernement avait tout autant conscience des entraves qui pesaient sur la fabrication et le commerce. Comme pour la fiscalité directe, les privilèges « constitués » de longue date limitaient la portée des réformes. Dénaturé en simple mesure d’administration avec l’affirmation de la souveraineté, le privilège acquit une nature subalterne à la loi certes, mais tout à fait opératoire comme exception au droit commun. Les ordonnances générales sur la fiscalité indirecte, tant gabelles, aides, traites, reconnaissaient toujours cette clause dérogatoire : « nonobstant tous privilèges à ce contraire ». Le titre commun de l’Ordonnance de juillet 1681 pour les Fermes établissait par exemple, article 2, « que Sa Majesté n’entend point préjudicier aux privilèges exemptions de droits dont les villes, bourgs paroisses auroient joui en vertu de lettres de concessions des Rois ses prédécesseurs ». En doctrine, l’autorité royale pouvait modifier, voire révoquer le privilège en fonction des circonstances de temps et de lieu si elle le jugeait nécessaire, c’est-à-dire utile à la chose publique. En pratique, elle respectait les privilèges de nature « contractuelle » qui, à l’instar des conventions, avait vocation à la perpétuité selon les civilistes médiévaux. La Ferme générale ne levait donc pas de droits partout où les corps, seigneuries, villes, états, disposaient de titres anciennement accordés qui contenaient le privilège fiscal, titres le plus souvent renouvelés par lettres de confirmation. Particulièrement en pays d’Etats, où la règle du consentement à l’impôt était régulièrement affirmée par les assemblées, les régies financières avaient jusqu’alors une activité limitée.

Dans le cas des droits sur les cuirs et peaux, ces derniers se levaient en vertu de diverses lois qui, depuis celle de 1596, avaient établi des offices de contrôleurs vendeurs de cuirs. Ces droits étaient inégalement perçus sur le territoire et donnaient lieu à de multiples confusions, notamment sur le fait de savoir qui, des bouchers, des tanneurs ou des corroyeurs devaient les régler. La production et la consommation augmentant, le gouvernement jugea que la finance des offices rapportait proportionnellement trop peu et opta en août 1759 pour une régie intéressée. L’objectif de cette loi était de supprimer tous les droits sur les cuirs imposés sous des formes diverses dans différentes provinces et d’établir l’égalité fiscale entre tous les fabricants du royaume au moment de l’apprêt. Les recettes étaient affectées au remboursement des offices de contrôleurs, marqueurs, visiteurs… supprimés. Lors de cette création, le gouvernement affirma que le privilège n’était pas opposable à l’activité de la Ferme dès lors qu’il n’était pas inscrit dans la loi générale. La ville de Rocroi eut beau faire valoir l’exemption accordée en août 1717 de toute imposition pour raison de marchandises, denrées et boissons consommées à Rocroi pour éviter l’impôt sur les cuirs, le Conseil du roi considéra que de tels privilèges ne valaient que pour les droits imposés lors de leurs concessions. A cet égard, il fut rappelé qu’il était « de principe en fait d’administration de commerce qu’on ne peut opposer aucuns privilèges particuliers à une Loi générale, à moins que la Loi même n’en fasse l’exception » (1760).

Tout au plus procéda-t-on à des ajustements. La levée au poids fut maintenue pour les peaux juste sorties des fosses. Dans certaines provinces où les tanneurs envoyaient leurs cuirs encore humides aux corroyeurs, il fallut établir un tarif pour répartir les droits entre les deux types d’artisans. L’intendant de Flandre, Caumartin, entérina ainsi les expériences menées à Lille, mais aussi à Arras, Armentières… et démontrant que le poids d’une peau séchée diminuait de deux tiers par rapport à la peau humide, ce qui servit de base à la répartition des droits entre tanneurs et corroyeurs.

Favoriser la circulation et la production nationale. Le pouvoir exécutif manifesta donc son autorité vis-à-vis des privilèges territoriaux et imposa les provinces sans possibilité aucune de rachat ou d’abonnement. En outre, il étendit la liberté de commerce des cuirs dans tout le royaume, y compris dans les provinces « réputées étrangères ». L’ordonnance de février 1687, dans son article III du titre premier, portait que les provinces étrangères étaient réputées comme telles « jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné ». Ainsi, l’édit de 1759 sur les cuirs supprima les droits de traites entre les provinces, ce qui s’entendait comme les droits entre les Cinq grosses fermes et les provinces réputées étrangères. Cette liberté fut confirmée en 1768. Elle mettait en cause les tanneries locales qui étaient restées jusque-là à l’abri de traites foraines provinciales, à l’instar de la Prévôté de Nantes ou de la Patente du Languedoc. Cette libre circulation organisait un marché national des cuirs qui fut fatal aux petits ateliers.

Plus étonnant fut la liberté de commerce concédée aux provinces « à l’instar de l’étranger effectif » comme l’Alsace. Au XVIIIe siècle, les provinces « réputées étrangères » eurent tendance à être globalement traitées comme les provinces de l’Etendue pour faciliter la libre circulation des marchandises. Ce fut le cas de la Franche-Comté par exemple, dont la ligne de bureaux de douane fut déplacée très clairement vers l’Est. En revanche, rien ne laissait envisager l’intégration des provinces comme l’Alsace ou la Lorraine. Dans ces régions privilégiées vis-à-vis de l’impôt sur le sel, denrée nécessaire à la conservation des cuirs verts, tanneries et mégisseries abondaient. Or, à la faveur de la suppression du droit de 30 sols sur le tabac entrant en 1774, le pouvoir exécutif mit fin à toute forme de contrôle frontalier avec l’intérieur du royaume et renvoya les derniers employés de la douane intérieure. « Si l’on continua à laisser les commis de la régie faire les vérifications dans la douane, c’est qu’elles n’avaient pour but que la conservation de l’unique droit sur les cuirs encore nouveau et ne concernaient qu’une classe de gens peu au fait de leurs privilèges ». De même dans les ports francs considérés comme « à l’instar de l’étranger effectif », on pallia la nature privilégiée du régime fiscal par la création de manufactures royales. A Dunkerque, une manufacture royale de cuirs anglais fut créée à proximité de la ville pour lutter contre la concurrence anglaise (1771). A Bayonne, le gouvernement avait encouragé la création d’une manufacture dans la ville dès 1757 pour développer l’exportation des cuirs vers l’Espagne et le Portugal. La mise en oeuvre de la régie des cuirs généra un conflit d’intérêt entre celle-ci, qui considérait donc la ville comme « nationale » selon l’esprit de la loi de 1759 et souhaitait en taxer les tanneries, et la Ferme générale qui considérait Bayonne comme étrangère et souhaitait taxer les droits d’entrée et de sortie. Le conflit fut tranché par Turgot en 1775 en faveur de la Ferme générale : le ministre dégagea la tannerie des droits de la régie des cuirs en la faisant considérer comme étrangère. Cette décision donna à la Ferme générale une légitimité nouvelle à réclamer les droits de traite, de coutume de Bayonne, du tarif de 1667 sur les cuirs qui venaient de l’intérieur du royaume pour la tannerie, le gros de 20 % établi par les arrêts de 1689 et du 28 mai 1768. Toutefois, le Contrôle général des finances dut de nouveau clarifier le partage des droits et l’esprit de la loi de 1759 dans les années 1780.

Surtout, l’édit de 1759 prévoyait la restitution des droits payés à la fabrication en cas d’exportation (article IX). Les droits sur les cuirs étaient régis jusque-là par les lois de 1667 pour la sortie (arrêt du 18 avril) et de 1689 pour l’entrée (arrêt du 10 mai). Vingt pour cent de la valeur des cuirs introduits en France, soit en pièces entières, soit en bandes, soit sous forme d’ouvrages, étaient prélevés à l’entrée. Malgré cette lourde fiscalité, les circuits commerciaux restaient défavorables à la France : les cuirs verts quittaient le royaume et revenaient apprêtés de l’étranger. La monarchie interdit l’entrée des cuirs d’Angleterre, Ecosse, Irlande et autres lieux dépendants (6 septembre 1701). Elle dut revenir sur cette législation toutefois car non seulement certains marchands français en faisaient venir frauduleusement en contremarquant la marchandise avec leurs propres marques, mais il arrivait aussi que la Ferme générale fut flouée par ceux qui faisaient passer les cuirs d’Angleterre pour des cuirs de Hollande, pays pour lequel la prohibition n’était pas activée. A cette occasion (1718), elle imposa les seuls ports de Rouen et Caen pour la Normandie, Calais pour la Picardie, comme entrées pour les cuirs étrangers autorisés. En outre, la consommation de cuirs était trop forte dans le pays pour se passer de la production étrangère. En 1724, les cuirs de Buenos-Aires, considérés comme meilleurs que ceux du Pérou, des Indes ou de Barbarie, et venant directement par l’Angleterre depuis le traité d’Utrecht (1713), furent acceptés moyennent une taxe de 25 sous la pièce. Le montant de cette taxe fut défini par la compagnie des Fermiers généraux qui jugea ce commerce utile à condition de lever des droits suffisants, supérieurs à 10 sous (montant demandé par les négociants français), mais inférieurs aux 50 sous qui imposaient les peaux de bœufs d’Angleterre. Pour favoriser davantage l’apprêt des peaux en France, l’édit de 1759 prévoyait donc la restitution des droits à la fabrication et le prélèvement à la sortie d’un droit unique de six livres par cuir de bœuf, 20 sous par cuir de veau, 10 sous pour les peaux de mouton, agneau, chèvre et chevreau fut établi.

Un succès financier. La régie connut un franc succès. D’abord confié à Etienne Somsoye, le prélèvement passa ensuite à la Ferme générale, puis à la régie Jean-Baptiste Fouache, la régie Compant et finalement à la Régie générale. Le compte des droits sur les cuirs conservés en G2 fait apparaître l’ensemble des gains fiscaux tirés des cuirs, tant à la fabrication, à l’importation, à l’exportation, et les amendes et confiscations, soit un total de 2 855 043 livres. En voici la répartition. Outre le caractère uniforme de la levée, elle fait voir l’importance de la recette fiscale dans les pays d’élevage (Normandie, Bretagne), dans les provinces privilégiées vis-à-vis du sel et dans les régions de consommation (Ile-de-France).

Droits sur les cuirs : total perçu en 1774 (AN, G2 1161, dossier 18)

   En 1781, la régie générale enregistra une recette de 135 007 livres (148 706 si l’on tient compte de la convention avec Mulhouse) pour l’Alsace, 113 073 livres pour la direction de Nancy, 107 235 livres pour celle Besançon et 102 865 livres pour la direction de Metz L’augmentation de la recette sur les cuirs en sept ans fut donc respectivement de 30, 4% pour l’Alsace, 37, 2 % pour la Lorraine, 42, 7 % pour la Franche-Comté et 44, 3 % pour les Trois-Evêchés.

  Un secteur en souffrance. Bouleversé par cette législation fiscale inédite, le secteur du cuir se recomposa. S’opéra un tri naturel entre les établissements organisés pour l’exportation et capables de supporter les formalités de contrôle d’une part, et les tanneries plus petites d’autre part. En Franche-Comté, la loi de 1759 opéra dans la profession une véritable hécatombe. La province comptait 386 tanneurs en 1763, mais 264 en 1776, soit une perte de 122 ateliers. Le département de Besançon passa de 18 à 8 tanneries, celui de Dole de 17 à 9, Gray de 22 à 9, Vesoul de 76 à 71, Baume de 33 à 26, Ornans de 22 à 20, Salins et Quingey de 37 à 29, Poligny et Arbois de 31 à 24, Lons-le-Saunier de 20 à 14, Orgelet de 16 à 8, Saint-Amour de 15 à 11, Pontarlier de 44 à 18, et Saint-Claude de 35 à 17. Le même phénomène fut observé en Provence : « depuis l’établissement de l’impôt unique sur les cuirs, Vence a perdu six tanneurs qu’elle avoit, Forcalquier trois, Manosque cinq, Bargemon trois, Barjols, Cotignac, Draguignan, Brignolles… en proportion », lit-on dans un mémoire publié à Aix en 1774. A Grasse en particulier, le nombre de tanneurs passa de 80 à 53 entre 1743 et 1789. En Bretagne, où près de 900 tanneries existaient, la disparition des « canards boiteux » fut tout aussi nette. A Nantes par exemple, le nombre de tanneries passa de 37 à 23. Alerté par les intendants de province, Turgot voulut vérifier la portée du phénomène et engagea les intendants à « approfondir si les diminutions apparentes dans votre province annoncent leur chute réelle ou seulement un déplacement qui, par des vues économiques, les auraient transportées des villes où elles étoient établies, vers les campagnes ». Il envisagea de mener une enquête approfondie à l’échelle du royaume, mais il fut révoqué avant d’en avoir eu le temps.

  Au cœur de cette concentration du secteur, la question fiscale fut particulièrement dénoncée à plusieurs titres. La complexité des formalités de marque imposées à la fabrication dérangea de nombreux artisans. La nouvelle régie imposait deux marques de perception, l’une après le premier apprêt et l’autre une fois les peaux entièrement tannées et apprêtées. Les fabricants avaient trois mois pour régler les droits à partir de la deuxième marque. Passé ce délai, le régisseur décernait ses contraintes, à l’instar de celles exercées contre Laurent Cottet, un tanneur de Lyon qui, six mois après la deuxième marque, n’avait toujours pas réglé les 146 et 40 livres dues.

Archives départementales du Rhône, 5C 7, régie des cuirs

   Les visites des commis furent dénoncées comme vexatoires. Il fallait faire marquer les cuirs mouillés, payer les droits dans cet état sans pouvoir les vendre sur le champ, ce qui générait des pertes. A Besançon, à Pontarlier : « la gêne et les formalités multipliées les [les tanneurs] ont dégouté de ce commerce ». A Rennes, « le commerce de la tannerie étoit jadis plus florissant dans cette ville où il a dégénéré depuis 1759. Les maîtres les plus riches ont changé d’état ; parmi ceux qui existent les uns travaillent encore mais ils sont dégoûtés ; les autres ont été ruinés, quelques-uns s’occupent chez leurs confrères en qualité de compagnons, d’autres, surtout les veuves, sont tombés dans la misère ».

  Plus pénalisantes pour les petits ateliers furent les formalités pour obtenir la restitution des droits. La demande nécessitait d’en passer par les formalités d’acquits à caution, desquelles les artisans n’étaient pas familiers, contrairement aux marchands. A Saint-Claude, « la gêne et la contrainte des formalités sans nombre où les fabricants sont réduits par l’édit (de 1759) et les lettres patentes (de 1766 et 1772) concernant l’administration dont il s’agit font notablement tomber le commerce des cuirs qui était assez considérable dans ce département avant l’établissement de la Régie. La formalité des acquits à caution exigés pour les tanneries situées dans les quatre lieues frontières est des plus dispendieuses ».

  Conséquence inéluctable de ces embarras, la fraude ordinaire sévit pour contourner les formalités. Celle-ci existait avant la loi de 1759, mais elle s’intensifia. On relève dans les archives départementales les procès-verbaux de saisie de cuirs pour défaut de marques de perception comme celui dressé contre le bourlier Pierre Trévoux à La Chaussée, contre Nicolas Berquier à Poix-en- Picardie, ou contre Antoine Gaffet, tanneur à Fouilloy… dix-huit procès-verbaux en tout dans l’élection d’Amiens de 1763 à 1776, soit un peu plus d’un par an. Dans le ressort de l’élection de Lyon, on compte 39 saisies liées aux droits sur les cuirs entre 1726 et 1788, soit moins d’une par an. A Toulouse, Nathalie Bruzat a compté 379 procès-verbaux assignés devant la Maîtrise des ports entre 1753 et 1789. Le tabac représentait 37, 7 % des saisies, suivi juste après par les cuirs (18, 7 %). Plus fréquente semble avoir été la fraude à la marque pour les peaux humides: « nous sommes informés que les changemens qui s’opèrent nécessairement dans les marques apposées sur les Cuirs Peaux humides ont fait éclorre (sic) les faux marteaux dont l’usage s’est introduit presque généralement dans les différentes provinces du Royaume ». Les lettres patentes du 29 mai 1766 avaient tenté de régler la perception sur ces cuirs particuliers, mais la loi d’avril 1772 renonça à taxer les cuirs en cours d’apprêt tant il s’éleva de contestations.

   Les autorités dénoncèrent un autre « abus énorme » qui consistait à utiliser les peaux et cuirs verts pour transporter du sel des pays exempts ou rédimés vers les pays de gabelles : « si certains tanneurs font venir de Bretagne quelques peaux en verd (sic), c’est moins par besoin de cette matière que pour s’en servir pour l’introduction du sel de Bretagne dont on les charge sous le prétexte de leur conservation » (1786). Ainsi, certaines peaux faisaient plusieurs voyages de Bretagne vers l’Anjou aller-retour. De même, les juges des traites d’Angers ou ceux du grenier d’Ingrandes avaient régulièrement à statuer sur ce genre d’affaires, ce qui engagea le Conseil d’Etat à autoriser les commis de la Ferme générale à secouer les peaux et à verbaliser les cuirs portant plus de 6 livres poids de sel.

La mobilisation patriotique: Les tanneurs se mobilisèrent massivement contre la loi de 1759. La contestation de cet impôt « national » prit une ampleur « nationale ». Les avocats de la régie des cuirs comme Moreau de Vorme suggérèrent d’ailleurs une conspiration à l’échelle du royaume : « C’est ici le dernier effort des fraudeurs : il s’etoient réunis pour tromper le Ministre le public ; ils ont employé l’artifice, la calomnie pour allarmer le patriotisme ; ils ont séduit une partie des Tanneurs des provinces par les espérances qu’ils ne cessent de leur faire donner. Ils en ont même engagé plusieurs à rallentir dès à présent, d’autres à suspendre leurs travaux dans la vue de faire illusion, et de donner à leurs déclamations une apparence de réalité. Le Fabricant de bonne foi n’a jamais redouté n’a rien à redouter de la marque : la Régie n’est odieuse qu’à ceux qui ne veulent aucun frein à leur cupidité : le droit sur les cuirs n’arrête ni la fabrication ni le commerce des Cuirs ; chaque année, ils prennent de nouveaux accroissemens » (1775). De fait, les modalités d’abord protéiformes de contestation en province, organisées par corps et par pouvoirs intermédiaires, trouvèrent une voie nouvelle d’expression cristallisée par les avocats patriotes. En province d’abord, les tanneurs de Falaise refusèrent d’emblée de payer les droits. Ils furent suivis par ceux de Sarrelouis en Lorraine qui firent valoir que l’édit d’août 1759 les mettait « hors d’état de continuer un commerce ou l’exercice d’une profession dont l’objet ne pourra manquer de tourner au profit des étrangers ». A Rocroi en Champagne, les cautions de Somsoye avaient donné ordre au directeur des aides de Mézières de se présenter chez les tanneurs pour contremarquer les peaux, mais les artisans refusèrent l’entrée de leurs ateliers. A Vallon Pont d’Arc, le receveur ambulant des droits sur les cuirs fut agressé par les tanneurs. Ceux de Longwy ou encore de Chalons réagirent également à la loi. En Bretagne, région de production où les cuirs étaient faiblement taxés avant 1759, les Etats provinciaux réclamèrent la suppression pure et simple de cet impôt au terme de chacune de leurs sessions, relayés en cela par les villes comme Nantes ou Vannes. On sait que les tanneurs de ces villes étaient en relation épistolaire avec Jean-Antoine Rubigny de Berteval, tanneur à Paris et farouche contempteur de la loi de 1759 qu’il dénonça sans relâche. Ce dernier finit par être embastillé en 1777, après que le régisseur des droits, Jean-Baptiste Fouache, fut intervenu auprès du Lieutenant général de Police. L’action de Rubigny n’était pas isolée. Le tanneur normand Belleau répandait son Tableau effrayant des principales causes de la décadence du commerce des cuirs (1775) dans toutes les provinces. L’avocat Darigrand dénonça de même le nouvel impôt : « Le nouveau droit sur les cuirs a encore multiplié considérablement le nombre de commis, a encore étendu l’inquisition odieuse dans les maisons des redevables et donne tant d’ouverture aux contestations, que dès à présent les amendes confiscations (pur gain pour les Préposés à la Régie, pure perte pour les Citoyens pour le Roi) font un tiers du produit que les tribunaux ne peuvent suffire à juger de tous les Procès que ce nouveau droit fait naître ».

   Les droits sur les cuirs furent supprimés le premier avril 1790. Leur suppression formait une revendication assez largement partagée dans les cahiers de doléances. Celui rédigé par l’assemblée de Garnerans était particulièrement explicite: « Que la marque des cuirs soit supprimée parce qu’elle est trop désavantageuse à la province, et surtout aux pauvres parce qu’ils ne peuvent acheter des souliers étant trop cher ». On peut supposer toutefois que globalement, la revendication visait à défendre moins la condition du pauvre que les intérêts corporatistes d’un métier difficile.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AN, G1 80, dossier 13, Mémoire concernant la tannerie royale de Bayonne. D’autres tanneries royales furent créées à cette époque à Lectoure et Dax, Nantes, Quimperlé, Pont-Audemer, Givet dans les Ardennes.
  • AN, G1 131, Produits de la régie des aides dans les provinces des Trois-évêchés, Lorraine, Alsace et Franche-Comté, 1781.
  • AN, G1 131, dossier 3, 1774.
  • AN, G2 1161, dossier 18.
  • AN, G2 1821, 1822 et 183.
  • AD Doubs, 1C 1357, Etat des fabricants de cuirs en Franche-Comté.
  • AD Doubs,1C 1357, Lettre de Turgot, 24 mai 1775.
  • AD Doubs, 1C 1357, dont Mémoire pour le sieur Belleau des Douaires contre le régisseur général des droits réunis sur les cuirs. Ce mémoire présente un Tableau effrayant des principales causes de la décadence du Commerce des Cuirs dans le Royaume, à Paris, de l’imprimerie de G. Desprez, 1775.
  • AD Ain, 52B 46, Cahier de doléances de Garnerans, 14 mars 1789, article 10.
  • AD Bouches du Rhône, C Intendance 950 : Réponse pour les procureurs des gens des trois états du Pays de Provence, contre le régisseur des Cuirs, Aix, chez Esprit David, 1774, 30 p..
  • AD Hérault, C 1993, 15 juillet 1764.
  • AD Rhône, 3C 100, élection de Lyon. Voir aussi AD Drôme, C 743, 756, 758, 766, 777, 785, 786, élection de Romans, procès-verbaux de fraude sur les droits des cuirs, et registres portatifs.
  • AD Somme, élection d’Amiens : 1C 2450, procès-verbal du 13 janvier 1779.
  • AD Somme, 1C 2451, procès-verbal du 27 septembre 1782.
  • AD Somme, 1C 2453, procès-verbal du 27 juin 1776.

    Sources imprimées:
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui défend itérativement l’entrée dans le royaume des cuirs de la fabrique de la Grande-Bretagne fixe les ports par où les cuirs d’autres fabriques étrangères pourront entrer en Normandie et Picardie, 26 mars 1718.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui permet de faire venir d'Angleterre des cuirs secs provenant de Buenos-Aires, en payant 25 sols pour chacun desdits cuirs, 7 mars 1724.
  • Arrêt du Conseil d’Etat du roi, qui déboute le nommé Evrard marchand tanneur à Givet, de la demande en cassation d'une ordonnance de M. l'intendant du Haynaut, par laquelle il a esté condamné en trois cens livres d'amende, pour avoir fait voiturer des cuirs de Givet à St Paul en Artois par des chemins obliques, dont partie desdits cuirs estoient marquez de fausses marques, 9 octobre 1731.
  • Édit du roi portant suppression des offices de jurés-vendeurs, prud’hommes, contrôleurs, marqueurs, lotisseurs et déchargeurs de cuirs et autres sous quelque nom que ce soit, ainsi que des droits à eux attribués… et établissement d’un droit unique dans tout le Royaume sur les cuirs tannés et apprêtés, Versailles, août 1759.
  • Arrêt du Conseil qui commet Etienne Somsoye pour faire la régie, pour le compte du Roi, du droit établi sur les cuirs par l'édit du mois d'août dernier, 24 septembre 1759.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui ordonne que l'édit sur les cuirs du mois d'août 1759 et les lettres-patentes du 24 septembre suivant, seront exécutés dans la ville de Rocroy, comme dans le reste de la Champagne, 6 mars 1760.
  • Ordonnance d’Antoine-Louis, François Lefèvre de Caumartin, 19 mars 1762.
  • Arrêt du Conseil d’Etat qui casse un arrêt de la cour des Aides de Rouen du 14 avril 1761, qui avait déchargé les tanneurs de Falaise du payement des droits des cuirs inventoriés chez eux et condamne lesdits tanneurs et autres de Normandie au payement desdits droits, 5 janvier 1762, à Paris, chez Prault.
  • Lettres patentes du roi contenant règlement sur la régie et perception du droit sur les cuirs et peaux, Versailles, 29 mai 1766.
  • Déclaration du roi pour la liberté du commerce des cuirs de province à province, Versailles, 26 mars 1768.
  • Lettres patentes du roi contenant règlement sur la régie et perception du droit sur les cuirs et peaux, Versailles, 2 avril 1772.
  • Arrêt de parlement portant règlement pour la régie des droits sur les cuirs, 26 août 1772.
  • Lettres patentes du Roi qui ordonnent qu'à compter du 1er octobre 1777, Dominique Compant fera la régie, recette et exploitation du droit unique sur les cuirs et peaux, des droits de contrôle et marque des ouvrages d'or et d'argent, des droits de la marque des fers, des droits des offices supprimés par l'édit du mois d’avril 1768 et des droits anciennement établis pour le payement des dons gratuits, et à compter du 1er janvier 1778, celle des octrois municipaux, données à Versailles, le 27 août 1777.
  • Déclaration du roi portant règlement contre le faux-saunage, occasionné dans les pays de gabelles par l'introduction des cuirs et peaux verds et en poil, secs ou humides, provenants des pays exempts ou rédimés de gabelles, Versailles, 19 août 1786.
  • Jérôme de Lalande, L’Art du tanneur. L’art du hongroyeur. L’art du corroyeur. L’art du mégissier. L’art du chamoiseur. L’art de faire le parchemin. L’art de faire le maroquin, Paris, Dessaint et Saillant, 1762-1764.
  • Darigrand, L’anti-financier, ou relevé de quelques-unes des malversations dont se rendent journellement coupables les Fermiers généraux vexations qu’ils commettent dans les provinces, Amsterdam, 1763, p. 69.
  • Moreau de Vorme, Mémoire pour le régisseur du droit unique sur les cuirs contre le sieur Belleau des Douaires, maître tanneur à Saint-Honorine-la-Guillaume, département de Condé, élection de Falaise, à Paris, Prault, mai 1775 (dans AD Doubs, 1C 1357).
  • Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (dir.), L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris-Amsterdam, Recueil de planches, X, « Arts du cuir »1777-1780.


    Bibliographie scientifique:
  • H. Depors, Recherches sur l’état de l’industrie du cuir en France pendant XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, Paris, CTHS, Ernest Leroux, 1932.
  • Aline Logette, « La Régie générale au temps de Necker et de ses successeurs, 1777-1786 », Revue historique de droit français et étranger, 1982, n°3, vol. 60, p. 415-445.
  • Steven L. Kaplan, Le pain, le peuple et le roi : La bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, 1986.
  • Jacques Frayssenge, Millau : une ville du Rouergue sous l’Ancien régime, 1688-1789, Millau, Librairie Trémolet, 1990.
  • Nathalie Bruzat, L’Activité de la maîtrise des ports de Toulouse, 1753-1789, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse, 1993, p. 56-69.
  • Haim Burstin, « Rubigny de Berteval un tanneur parisien pendant la Révolution », Histoire, économie et société, 1993, 12ᵉ année, n°1, numéro « Entreprises et révolutions », sous la direction de François Caron, p. 29-39.
  • Eva Halasz-Csiba, « Le Tan et le Temps. Changements techniques et dimension historique du tannage en France, XIVe-XVIIIe siècle », Techniques Culture, 38, 2002, p. 147-174.
  • John Shovlin, The Political Economy of Virtue, Patriotism and the Origins of the French Revolution, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 2006.
  • Dominique Derrien, « L’œil sur la lunette. L’industrie du cuir en Bretagne à la fin de l’Ancien régime d’après l’enquête Necker de 1778 », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 114-1, 2007, p. 131-153.




Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Cuirs et peaux (droits sur) » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
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