Marie-Laure Legay
Droits sur les cuirs : total perçu en 1774 (AN, G2 1161, dossier 18) Archives départementales du Rhône, 5C 7, régie des cuirs
La nouvelle doxa fiscale.
Grâce aux travaux de ces trente dernières années, les
rénovations de la fiscalité directe dans le royaume de
France nous sont connues. Ces réformes mobilisèrent des
principes nouveaux – le tarif pour la taille, la
déclaration pour le vingtième – qui visaient à établir
l‘universalité et la proportionnalité de l’impôt sur les
biens-fonds. Restées inachevées par l’effet de
l’opposition des seigneurs notamment, elles ne répondirent
pas aux vœux des patriotes qui, à l’instar de Mirabeau ou
de Roussel de la Tour, se ralliaient au projet d’une taxe
assise sur le produit net de Quesnay formulé dans la
Théorie de l’impôt (1760).
Les administrateurs du Contrôle général des finances
eurent-ils plus de succès avec la fiscalité
indirecte ?
Taxer uniformément la fabrication. Le
gouvernement avait tout autant conscience des entraves qui
pesaient sur la fabrication et le commerce. Comme pour la
fiscalité directe, les privilèges « constitués » de longue
date limitaient la portée des réformes. Dénaturé en simple
mesure d’administration avec l’affirmation de la
souveraineté, le privilège acquit une nature subalterne à
la loi certes, mais tout à fait opératoire comme exception
au droit commun. Les ordonnances générales sur la
fiscalité indirecte, tant gabelles, aides, traites,
reconnaissaient toujours cette clause dérogatoire :
« nonobstant tous privilèges à ce contraire ». Le titre
commun de l’Ordonnance de juillet 1681 pour les Fermes établissait par exemple, article
2, « que Sa Majesté n’entend point préjudicier aux
privilèges exemptions de droits dont les villes, bourgs
paroisses auroient joui en vertu de lettres de concessions
des Rois ses prédécesseurs ». En doctrine, l’autorité
royale pouvait modifier, voire révoquer le privilège en
fonction des circonstances de temps et de lieu si elle le
jugeait nécessaire, c’est-à-dire utile à la chose publique. En pratique, elle respectait les privilèges de nature
« contractuelle » qui, à l’instar des conventions, avait
vocation à la perpétuité selon les civilistes médiévaux.
La Ferme générale ne levait donc pas de droits partout où
les corps, seigneuries, villes, états, disposaient de titres anciennement
accordés qui contenaient le privilège fiscal, titres le
plus souvent renouvelés par lettres de confirmation.
Particulièrement en pays d’Etats, où la règle du
consentement à l’impôt était régulièrement affirmée par
les assemblées, les régies financières avaient jusqu’alors
une activité limitée.
Dans le cas des droits sur les cuirs
et peaux, ces derniers se levaient en vertu de diverses
lois qui, depuis celle de 1596, avaient établi des offices de contrôleurs vendeurs de
cuirs. Ces droits étaient inégalement perçus sur le
territoire et donnaient lieu à de multiples confusions,
notamment sur le fait de savoir qui, des bouchers, des
tanneurs ou des corroyeurs devaient les régler. La
production et la consommation augmentant, le gouvernement
jugea que la finance des offices rapportait
proportionnellement trop peu et opta en août 1759 pour une régie intéressée.
L’objectif de cette loi était de supprimer tous les droits
sur les cuirs imposés sous des formes diverses dans
différentes provinces et d’établir l’égalité fiscale entre
tous les fabricants du royaume moment de l’apprêt. Les
recettes étaient affectées au remboursement des offices de
contrôleurs, marqueurs, visiteurs… supprimés. Lors de
cette création, le gouvernement affirma que le privilège
n’était pas opposable à l’activité de la Ferme dès lors
qu’il n’était pas inscrit dans la loi générale. La
ville de Rocroi
eut beau faire valoir l’exemption accordée en
août 1717 de toute imposition
pour raison de marchandises, denrées et boissons
consommées à Rocroi pour éviter l’impôt sur les cuirs, le
Conseil du roi considéra que de tels privilèges ne
valaient que pour les droits imposés lors de leurs
concessions. A cet égard, il fut rappelé qu’il était « de
principe en fait d’administration de commerce qu’on ne
peut opposer aucuns privilèges particuliers à une Loi
générale, à moins que la Loi même n’en fasse l’exception »
(1760).
Tout au plus
procéda-t-on à des ajustements. La levée au poids fut
maintenue pour les peaux juste sorties des fosses. Dans
certaines provinces où les tanneurs envoyaient leurs cuirs
encore humides aux corroyeurs, il fallut établir un tarif
pour répartir les droits entre les deux types d’artisans.
L’intendant de Flandre, Caumartin, entérina ainsi les expériences
menées à Lille, mais aussi à Arras, Armentières… et
démontrant que le poids d’une peau séchée diminuait de
deux tiers par rapport à la peau humide, ce qui servit de
base à la répartition des droits entre tanneurs et
corroyeurs.
Favoriser la circulation et la production
nationale. Le pouvoir exécutif manifesta donc son autorité
vis-à-vis des privilèges territoriaux et imposa les
provinces sans possibilité aucune de rachat ou
d’abonnement. En outre, il étendit la liberté de commerce
des cuirs dans tout le royaume, y compris dans les
provinces « réputées étrangères ». L’ordonnance de février
1687, dans son article
III du titre premier, portait que les provinces étrangères
étaient réputées comme telles « jusqu’à ce qu’il en soit
autrement ordonné ». Ainsi, l’édit de 1759 sur les cuirs supprima
les droits de traites entre les provinces, ce qui
s’entendait comme les droits entre les Cinq grosses
fermes et les provinces réputées étrangères. Cette liberté fut confirmée en 1768. Elle mettait en cause les tanneries locales qui
étaient restées jusque-là à l’abri de traites foraines
provinciales, à l’instar de la Prévôté de Nantes ou de la Patente du
Languedoc. Cette libre circulation organisait un marché
national des cuirs qui fut fatal aux petits ateliers.
Plus
étonnant fut la liberté de commerce concédée aux provinces
« à l’instar de l’étranger effectif » comme l’Alsace. Au XVIIIe siècle, les provinces « réputées
étrangères » eurent tendance à être globalement traitées
comme les provinces de l’Etendue pour faciliter la libre
circulation des marchandises. Ce fut le cas de la Franche-Comté par exemple, dont la ligne de bureaux de douane
fut déplacée très clairement vers l’Est. En revanche, rien
ne laissait envisager l’intégration des provinces comme l’Alsace ou la Lorraine. Dans ces régions privilégiées vis-à-vis de
l’impôt sur le sel, denrée nécessaire à la conservation
des cuirs verts, tanneries et mégisseries abondaient. Or,
à la faveur de la suppression du droit de 30 sols sur le
tabac entrant en 1774, le
pouvoir exécutif mit fin à toute forme de contrôle
frontalier avec l’intérieur du royaume et renvoya les
derniers employés de la douane intérieure. « Si l’on
continua à laisser les commis de la régie faire les
vérifications dans la douane, c’est qu’elles n’avaient
pour but que la conservation de l’unique droit sur les
cuirs encore nouveau et ne concernaient qu’une classe de
gens peu au fait de leurs privilèges ». De même dans les
ports francs considérés comme « à l’instar de l’étranger
effectif », on pallia la nature privilégiée du régime
fiscal par la création de manufactures royales. A Dunkerque, une
manufacture royale de cuirs anglais fut créée à proximité
de la ville pour lutter contre la concurrence anglaise (1771). A Bayonne, le gouvernement
avait encouragé la création d’une manufacture dans la
ville dès 1757 pour développer
l’exportation des cuirs vers l’Espagne et le Portugal. La mise en oeuvre de
la régie des cuirs généra un conflit d’intérêt entre
celle-ci, qui considérait donc la ville comme «
nationale » selon l’esprit de la loi de 1759 et souhaitait en taxer les tanneries,
et la Ferme générale qui considérait Bayonne comme étrangère et
souhaitait taxer les droits d’entrée et de sortie. Le
conflit fut tranché par Turgot en 1775 en faveur de la Ferme générale : le ministre
dégagea la tannerie des droits de la régie des cuirs en la
faisant considérer comme étrangère. Cette décision donna à
la Ferme générale une légitimité nouvelle à réclamer les
droits de traite, de coutume de Bayonne, du tarif de 1667 sur les cuirs qui venaient de l’intérieur du
royaume pour la tannerie, le gros de 20 % établi par les
arrêts de 1689 et du 28 mai
1768. Toutefois, le
Contrôle général des finances dut de nouveau clarifier le
partage des droits et l’esprit de la loi de 1759 dans les années 1780.
Surtout, l’édit de 1759 prévoyait la restitution
des droits payés à la fabrication en cas d’exportation
(article IX). Les droits sur les cuirs étaient régis
jusque-là par les lois de 1667
pour la sortie (arrêt du 18 avril) et de 1689 pour l’entrée (arrêt du 10 mai).
Vingt pour cent de la valeur des cuirs introduits en
France, soit en pièces entières, soit en bandes, soit sous
forme d’ouvrages, étaient prélevés à l’entrée. Malgré
cette lourde fiscalité, les circuits commerciaux restaient
défavorables à la France : les cuirs verts quittaient le
royaume et revenaient apprêtés de l’étranger. La monarchie
interdit l’entrée des cuirs d’Angleterre, Ecosse, Irlande et autres lieux
dépendants (6 septembre 1701).
Elle dut revenir sur cette législation toutefois car
non seulement certains marchands français en
faisaient venir frauduleusement en contremarquant la
marchandise avec leurs propres marques, mais il
arrivait aussi que la Ferme générale fut flouée par
ceux qui faisaient passer les cuirs d’Angleterre pour des
cuirs de Hollande,
pays pour lequel la prohibition n’était pas activée. A cette occasion (1718), elle imposa les seuls ports de Rouen et Caen pour la Normandie, Calais pour la Picardie, comme entrées pour les cuirs étrangers
autorisés. En outre, la consommation de cuirs était trop
forte dans le pays pour se passer de la production
étrangère. En 1724, les cuirs
de Buenos-Aires, considérés comme meilleurs que ceux du
Pérou, des Indes ou de Barbarie, et venant directement par
l’Angleterre depuis le
traité d’Utrecht (1713),
furent acceptés moyennent une taxe de 25 sous la pièce. Le
montant de cette taxe fut défini par la compagnie des
Fermiers généraux qui jugea ce commerce utile à condition
de lever des droits suffisants, supérieurs à 10 sous
(montant demandé par les négociants français), mais
inférieurs aux 50 sous qui imposaient les peaux de bœufs
d’Angleterre. Pour
favoriser davantage l’apprêt des peaux en France,
l’édit de 1759 prévoyait
donc la restitution des droits à la fabrication et
le prélèvement à la sortie d’un droit unique de six
livres par cuir de bœuf, 20 sous par cuir de veau,
10 sous pour les peaux de mouton, agneau, chèvre et
chevreau fut établi.
Un succès financier. La
régie connut un franc succès. D’abord confié à Etienne
Somsoye, le prélèvement passa ensuite à la Ferme générale,
puis à la régie Jean-Baptiste Fouache, la régie Compant et
finalement à la Régie générale. Le compte des droits sur les cuirs conservés en
G2 fait apparaître l’ensemble des gains fiscaux tirés des
cuirs, tant à la fabrication, à l’importation, à
l’exportation, et les amendes et confiscations, soit un
total de 2 855 043 livres. En voici la répartition. Outre
le caractère uniforme de la levée, elle fait voir
l’importance de la recette fiscale dans les pays d’élevage
(Normandie, Bretagne), dans les provinces privilégiées vis-à-vis du
sel et dans les régions de consommation (Ile-de-France).
Un secteur en souffrance. Bouleversé par cette
législation fiscale inédite, le secteur du cuir se
recomposa. S’opéra un tri naturel entre les établissements
organisés pour l’exportation et capables de supporter les
formalités de contrôle d’une part, et les tanneries plus
petites d’autre part. En Franche-Comté, la loi de 1759
opéra dans la profession une véritable
hécatombe. La province comptait 386
tanneurs en 1763, mais 264 en
1776, soit une perte de
122 ateliers. Le département
de Besançon passa de 18 à 8 tanneries,
celui de Dole de 17 à 9, Gray de 22 à 9, Vesoul de 76 à
71, Baume de 33 à 26, Ornans de 22 à 20, Salins et Quingey
de 37 à 29, Poligny et Arbois de 31 à 24, Lons-le-Saunier
de 20 à 14, Orgelet de 16 à 8, Saint-Amour de 15 à 11,
Pontarlier de 44 à 18, et Saint-Claude de 35 à 17. Le même
phénomène fut observé en Provence : « depuis l’établissement de l’impôt unique
sur les cuirs, Vence a perdu six tanneurs qu’elle avoit,
Forcalquier trois, Manosque cinq, Bargemon trois, Barjols,
Cotignac, Draguignan, Brignolles… en proportion », lit-on
dans un mémoire publié à Aix en 1774. A Grasse en particulier, le nombre de tanneurs
passa de 80 à 53 entre 1743 et
1789. En Bretagne, où près de 900 tanneries existaient, la
disparition des « canards boiteux » fut tout aussi nette.
A Nantes par exemple, le
nombre de tanneries passa de 37 à 23. Alerté par les
intendants de province, Turgot voulut vérifier la portée
du phénomène et engagea les intendants à « approfondir si
les diminutions apparentes dans votre province annoncent
leur chute réelle ou seulement un déplacement qui, par des
vues économiques, les auraient transportées des villes où
elles étoient établies, vers les campagnes ». Il envisagea
de mener une enquête approfondie à l’échelle du royaume,
mais il fut révoqué avant d’en avoir eu le temps.
Au cœur
de cette concentration du secteur, la question fiscale fut
particulièrement dénoncée à plusieurs titres. La
complexité des formalités de marque imposées à la
fabrication dérangea de nombreux artisans. La nouvelle
régie imposait deux marques de perception, l’une après le
premier apprêt et l’autre une fois les peaux entièrement
tannées et apprêtées. Les fabricants avaient trois mois
pour régler les droits à partir de la deuxième marque.
Passé ce délai, le régisseur décernait ses contraintes, à
l’instar de celles exercées contre Laurent Cottet, un
tanneur de Lyon qui, six mois
après la deuxième marque, n’avait toujours pas réglé les
146 et 40 livres dues.
Plus pénalisantes pour les petits ateliers furent
les formalités pour obtenir la restitution des droits. La
demande nécessitait d’en passer par les formalités
d’acquits à caution, desquelles les artisans n’étaient pas
familiers, contrairement aux marchands. A Saint-Claude, «
la gêne et la contrainte des formalités sans nombre où les
fabricants sont réduits par l’édit (de 1759) et les lettres patentes (de 1766 et 1772) concernant l’administration dont il s’agit font
notablement tomber le commerce des cuirs qui était assez
considérable dans ce département avant l’établissement de
la Régie. La formalité des acquits à caution exigés pour
les tanneries situées dans les quatre lieues frontières
est des plus dispendieuses ».
Conséquence inéluctable de
ces embarras, la fraude
ordinaire sévit pour contourner les formalités. Celle-ci
existait avant la loi de 1759,
mais elle s’intensifia. On relève dans les archives
départementales les procès-verbaux de saisie de cuirs pour
défaut de marques de perception comme celui dressé contre
le bourlier Pierre Trévoux à La Chaussée, contre Nicolas
Berquier à Poix-en- Picardie, ou
contre Antoine Gaffet, tanneur à Fouilloy… dix-huit
procès-verbaux en tout dans l’élection d’Amiens de 1763
à 1776, soit un peu
plus d’un par an. Dans le ressort de l’élection de
Lyon, on compte 39 saisies liées aux
droits sur les cuirs entre 1726
et 1788, soit moins d’une par
an. A Toulouse, Nathalie Bruzat a compté 379 procès-verbaux
assignés devant la Maîtrise des ports entre 1753 et 1789. Le tabac représentait 37, 7 % des saisies, suivi
juste après par les cuirs (18, 7 %). Plus fréquente semble
avoir été la fraude à la marque pour les peaux humides: «
nous sommes informés que les changemens qui s’opèrent
nécessairement dans les marques apposées sur les Cuirs
Peaux humides ont fait éclorre (sic) les faux marteaux
dont l’usage s’est introduit presque généralement dans les
différentes provinces du Royaume ». Les lettres patentes du
29 mai 1766 avaient tenté
de régler la perception sur ces cuirs particuliers,
mais la loi d’avril 1772
renonça à taxer les cuirs en cours d’apprêt tant il
s’éleva de contestations.
Les autorités
dénoncèrent un autre « abus énorme » qui consistait à
utiliser les peaux et cuirs verts pour transporter du sel
des pays exempts ou rédimés vers les pays de gabelles :
« si certains tanneurs font venir de Bretagne quelques peaux en verd (sic), c’est moins par
besoin de cette matière que pour s’en servir pour
l’introduction du sel de Bretagne dont on les charge sous le prétexte de leur
conservation » (1786). Ainsi,
certaines peaux faisaient plusieurs voyages de
Bretagne vers l’Anjou aller-retour. De même, les juges des traites
d’Angers ou ceux du grenier
d’Ingrandes avaient régulièrement à
statuer sur ce genre d’affaires, ce qui engagea le Conseil
d’Etat à autoriser les commis de la Ferme générale à
secouer les peaux et à verbaliser les cuirs portant plus
de 6 livres poids de sel.
La mobilisation patriotique: Les
tanneurs se mobilisèrent massivement contre la loi de
1759. La contestation de
cet impôt « national » prit une ampleur « nationale ». Les
avocats de la régie des cuirs comme Moreau de Vorme
suggérèrent d’ailleurs une conspiration à l’échelle du
royaume : « C’est ici le dernier effort des fraudeurs : il
s’etoient réunis pour tromper le Ministre le public ; ils
ont employé l’artifice, la calomnie pour allarmer le
patriotisme ; ils ont séduit une partie des Tanneurs des
provinces par les espérances qu’ils ne cessent de leur
faire donner. Ils en ont même engagé plusieurs à rallentir
dès à présent, d’autres à suspendre leurs travaux dans la
vue de faire illusion, et de donner à leurs déclamations
une apparence de réalité. Le Fabricant de bonne foi n’a
jamais redouté n’a rien à redouter de la marque : la Régie
n’est odieuse qu’à ceux qui ne veulent aucun frein à leur
cupidité : le droit sur les cuirs n’arrête ni la
fabrication ni le commerce des Cuirs ; chaque année, ils
prennent de nouveaux accroissemens » (1775). De fait, les modalités d’abord
protéiformes de contestation en province, organisées par
corps et par pouvoirs intermédiaires, trouvèrent une voie
nouvelle d’expression cristallisée par les avocats
patriotes. En province d’abord, les tanneurs de Falaise
refusèrent d’emblée de payer les droits. Ils furent suivis
par ceux de Sarrelouis en Lorraine qui firent valoir que l’édit d’août 1759 les mettait « hors d’état
de continuer un commerce ou l’exercice d’une profession
dont l’objet ne pourra manquer de tourner au profit des
étrangers ». A Rocroi en Champagne, les
cautions de Somsoye avaient donné ordre au directeur des
aides de Mézières de se présenter chez les tanneurs pour
contremarquer les peaux, mais les artisans refusèrent
l’entrée de leurs ateliers. A Vallon Pont d’Arc, le
receveur ambulant des droits sur les cuirs fut agressé par
les tanneurs. Ceux de Longwy ou encore de Chalons
réagirent également à la loi. En
Bretagne, région de production où les
cuirs étaient faiblement taxés avant 1759, les Etats provinciaux réclamèrent la
suppression pure et simple de cet impôt au terme de
chacune de leurs sessions, relayés en cela par les villes
comme Nantes ou Vannes. On
sait que les tanneurs de ces villes étaient en relation
épistolaire avec Jean-Antoine Rubigny de Berteval, tanneur
à Paris et farouche contempteur de la loi de 1759 qu’il dénonça sans
relâche. Ce dernier finit par être embastillé en 1777, après que le régisseur
des droits, Jean-Baptiste Fouache, fut intervenu auprès du
Lieutenant général de Police. L’action de Rubigny n’était
pas isolée. Le tanneur normand Belleau répandait son
Tableau effrayant des principales causes de la décadence
du commerce des cuirs (1775)
dans toutes les provinces. L’avocat Darigrand dénonça de
même le nouvel impôt : « Le nouveau droit sur
les cuirs a encore multiplié considérablement le
nombre de commis, a encore étendu l’inquisition
odieuse dans les maisons des redevables et donne
tant d’ouverture aux contestations, que dès à
présent les amendes confiscations (pur gain pour les
Préposés à la Régie, pure perte pour les Citoyens
pour le Roi) font un tiers du produit que les
tribunaux ne peuvent suffire à juger de tous les
Procès que ce nouveau droit fait naître ».
Les droits sur les cuirs furent supprimés le premier avril
1790. Leur suppression
formait une revendication assez largement partagée dans
les cahiers de doléances. Celui rédigé par l’assemblée de
Garnerans était particulièrement explicite: « Que la
marque des cuirs soit supprimée parce qu’elle est trop
désavantageuse à la province, et surtout aux pauvres parce
qu’ils ne peuvent acheter des souliers étant trop cher ».
On peut supposer toutefois que globalement, la
revendication visait à défendre moins la condition du
pauvre que les intérêts corporatistes d’un métier
difficile.
Sources et références bibliographiques:
Marie-Laure Legay, « Cuirs et peaux (droits sur) » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 20/05/2024
DOI :