Dunkerque
Ce nouveau privilège
s’accompagna de la nécessité, pour les navires concernés
qui embarquaient au niveau du canal de Mardick, de faire
leurs déclarations au bureau des Fermes de la basse ville
situé hors de la zone franche. Cet arrangement avec la
Ferme générale était subtil. Le Conseil du roi octroya
aux commis des Fermes « d’accompagner de vue, du bord
dudit canal, par le dehors de la franchise », les allèges qui transportaient
les marchandises jusqu’aux bâtiments en partance. Ces
derniers devaient se ranger correctement le long du canal
pour que les employés des fermes fussent en mesure de
vérifier qu’aucune marchandise prohibée pour les colonies ne fût embarquée.
De même au retour, les navires devaient décharger « à la
vue » du bureau de la Ferme. Les capitaines présentaient
leurs acquits à caution et,
au cas où ils faisaient passer les marchandises depuis
l’entrepôt de la basse-ville prévu pour les denrées
coloniales vers les entrepôts de la ville franchisée,
devaient acquitter les droits du Domaine d’Occident. La nature
domaniale de ces droits différait en effet de celle des
droits de traite dont
l’exemption restait complète. Enfin, en juin 1688, Louis XIV, dans la vue
de favoriser le commerce des marchands de Dunkerque et
Lille à Cadix, ordonna que les marchandises qui seraient
apportées de la Flandre espagnole vers Dunkerque pour être transportées
à Cadix seraient exemptées de tout droit d’entrée et de
sortie : ainsi, toute la ligne des bureaux de traites des
Flandre se trouvaient concernée par la
franchise. La ville obtint aussi le passage libre des
productions des provinces intérieures de Flandre, Artois, Cambrésis et Hainaut et le droit d’entrepôt dans la basse ville (1722). Ainsi, toutes ces
provinces profitèrent de la prospérité du port, éclusant
des productions locales comme étoffes, meubles et
ustensiles vers l’Espagne, le Portugal, et les colonies, tout en important les
laines, huiles, fruits,
vins et sels dont elles
avaient besoin. Sur environ 26 000 rasières de sel gris que Dunkerque importait
annuellement des marais salants du Croisic, de Bourgneuf, des îles
d’Oleron et de Ré par exemple, 20 000 passaient en
Flandre, Artois et Cambrésis pour les raffineries de ces provinces. Une
partie de ce sel gris passait ensuite en pays de Grandes
gabelles par la contrebande.
Non
seulement les Dunkerquois jouissaient de la liberté de
négocier par mer avec l’étranger, mais étaient en droit de
recevoir dans la ville réputée étrangère les marchandises en général prohibées dans les
autres villes du royaume. Les étoffes des Indes ou le tabac, par exemple,
continuèrent d’entrer et sortir de Dunkerque. Cette
situation distinguait Dunkerque des autres ports francs
comme Bayonne ou Marseille. Toutefois,
des contestations s’élevèrent à propos de certaines
denrées et notamment des marchandises du Levant qui faisaient
l’objet du privilège de la Compagnie des Indes. Le milanais Andrioli,
négociant amstellodamois, et son correspondant dunkerquois
Vanhée, furent tous deux surpris par la saisie des 536
balles de coton arrivées dans le port en juin 1729. Le gouvernement argumenta
en faveur de la Compagnie des Indes, jugeant que le privilège de Dunkerque relevait de
« la seule volonté et bénéficence (sic) du Prince », que
le « Roy a pu, selon les temps les circonstances, par des
motifs d’utilité dans l’ordre général du commerce ou par
d’autres raisons d’Etat, estendre ou restreindre les
Privilèges de ladite Ville ».
Concernant le tabac, la proximité avec
les régions de production de tabac « noir » (Pays-Bas tant
français qu’espagnols) permit à la ville de développer ses
manufactures dès le XVIIe siècle. Le tabac dunkerquois,
composé d’un mélange du tabac noir local avec le tabac de
Virginie et de Saint-Vincent issu des colonies anglaises
acquit une réputation européenne. Au milieu du XVIIIe
siècle, près de 60 fabricants occupaient quelque 4 000
ouvriers. La manufacture de la ville périclita toutefois
lorsque le Contrôle général des finances imposa une taxe
importante sur les tabacs tant étrangers que du cru du
royaume (1749). En 1768, une trentaine
d’établissements avaient fermés leurs portes.
Il n’en
demeure pas moins qu’ajoutée aux autres privilèges dont
jouissait Dunkerque (exemption de droit d’aubaine pour les
étrangers, du régime de classes pour les marins, de
taille, de gabelle), la franchise donnait lieu à
d’importants trafics de part et d’autre de la Manche. Les
contrebandiers anglais étaient à Dunkerque comme chez eux,
encouragés par les autorités françaises. On comptait en
moyenne 300 navires par an dans la première moitié du
XVIIIe siècle, mais plus de mille navires en activité dans
la deuxième moitié du XVIIIe siècle qui généraient 15
millions de livres tournois de chiffre d’affaires environ.
D’après le mémoire manuscrit de H.-E Diot, sur 1, 4 million
de pots d’eau de vie déchargés
à Dunkerque en 1753, 208 511
furent achetés par les smugglers anglais, auxquels il faut
ajouter 22 337 pots de tafia ou eau de sucre, 11 817 de
pots de genièvre ou eau de grain, et 500 d’eau de riz. Ils
venaient s’approvisionner également en vins, tabacs, thé, café, ou étoffes comme
les toiles de coton de Rouen
ou les baptistes de Saint-Quentin, de Valenciennes ou de
Cambrai. Pour la
seule année 1778, 1 356 000
livres de tabac auraient
traversées la Manche. Toutes ses marchandises étaient
livrées aux smugglers avec le soutien de l’amirauté de
Dunkerque qui délivrait de fausses reconnaissances.
L’objectif premier était de priver l’Angleterre de recettes
douanières dans l’esprit mercantiliste de l’époque.
Toutefois, si ce trafic pénalisait avant tout les douanes
anglaises dont le manque à gagner était considérable, il
occasionnait aussi des protestations de la Ferme générale
française dans la mesure où le smogglage générait
également un commerce frauduleux dans un large
arrière-pays. Par exemple, les marchands des toiles de
baptiste de Saint-Quentin, Valenciennes ou Cambrai s’installaient
parfois directement en Angleterre et animaient la contrebande de fils de
lin dont ils avaient besoin pour leurs manufactures, au
détriment de la Ferme. Par ailleurs, vins, sels et tabacs déchargés dans le port franc contribuaient à
alimenter les fraudes plus
« classiques » contre lesquelles la Ferme générale
luttait. Même les négociants espagnols trafiquaient
illégalement à partir de Dunkerque comme ce marchand qui
ne put faire la livraison du faux-tabac caché dans des
barils d’amidon sur le navire La Fortune. Arrivé à Cadix,
le bateau flamand fut visité et le faux-tabac confisqué.
La
compagnie financière n’agréait donc pas spécialement les
privilèges de Dunkerque, même si elle reconnaissait
l’intérêt qu’en tirait le roi. Elle agit toutefois et
obtint des compromis. En
1735, le Magistrat de Dunkerque, associé
à la Chambre de commerce, signa une convention avec
les Fermiers généraux pour concilier le statut de
port franc avec les droits que la Ferme pouvait
réclamer au titre du Domaine d’Occident sur les
marchandises coloniales. En conséquence de
cette convention, « on fit construire sur le port une
halle spacieuse et on assujettit tout bâtiment qui aurait
eu la permission de charger pour l’Amérique de se mettre
dans la partie du quai faisant face à cette halle, d’être
préalablement visité par deux Conseillers de la Chambre de
commerce, de faire conduire les marchandises prises en
ville à la douane dans la basse ville, de les y faire
plomber et passer par cette même halle à la vue des
employés qui y ont leurs aubettes ». Au retour des colonies, les sucres, cafés, cotons, et autres
denrées coloniales étaient de même pesées, soumises aux
droits du Domaine d’Occident et entreposées pour être ensuite vendues dans tout
le royaume et à l’étranger. Plus généralement, ce qui
importait à la Ferme était d’avoir la connaissance des
marchandises affrétées. Les certificats délivrés par la
Chambre de commerce devaient pouvoir être déposés au
bureau de la basse ville. C’est ainsi que les armateurs de
pêche de Dunkerque
furent assujettis en 1766 à ce
dépôt afin que les commis du bureau délivrassent les passeports nécessaires
aux exemptions de droit et que le suivi de la circulation
des denrées fût mieux assuré. En 1784, l’Encyclopédie méthodique résuma ainsi la
situation de Dunkerque vis-à-vis de la Ferme : «
Dunkerque, dans son commerce avec les pays étrangers, est
absolument libre affranchie de toutes formalités
inhérentes à la régie des fermes, mais cette ville devient
sujette aux déclarations des marchandises, à prendre des
certificats pour les accompagner et justifier de leur
origine lorsqu’elle commerce avec le royaume avec les
colonies, lesquelles sont considérées comme des provinces
qui en font partie ». Dix ans plus tard, le privilège de
port franc s’éteignit (loi du 11 nivôse an III) au nom de
l’égalité républicaine.
Sources et références bibliographiques:
-
Sources archivistiques:
- AN, B3 647, f° 172, « Mémoire sur la franchise de Dunkerque ».
- AN, B1 241-270, f° 128-130 v., lettre de Pierre Bigodet Desvarennes, consul de France à Cadix, juillet 1750.
- AN, G7 1147, arrêt du 22 juin 1688.
- AD Somme, 1C 2927, f° 7 v, 13 février 1764.
-
Sources imprimées:
- H. E. Diot, ms « Description historique de Dunkerque depuis son origine en 646 jusques en 1785 », p. 87-90 p. 109-120.
- Arrêts du conseil d’Etat, qui ordonnent l’exécution dans les port et ville de Dunkerque, des édits, déclarations, arrêts et règlements concernant le commerce de la compagnie des Indes et notamment le privilège exclusif de l'introduction et de la vente du café dans le royaume, 29 novembre 1729 et 17 janvier 1730.
- Encyclopédie méthodique, Finances, vol. 1, 1784, p. 679-682.
-
Bibliographie scientifique:
- Alain Cabantous, Histoire de Dunkerque, Toulouse, Privat, 1983.
- Renaud Morieux, Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise (XVIIe-XVIIIe siècles), Rennes, PUR, 2008, p. 251-261.
- Cal Winslow, « Sussex Smugglers », dans Douglas Hay et al. (éd.), Albion’s Fatal Tree. Crime and Society in Eighteenth Century England, New York, Pantheon Books, 1975, p. 119-165.
- Christian Pfister-Langanay, Ports, navires et négociants à Dunkerque (1662-1792), Dunkerque, Société dunkerquoise Diffusion, 1985.
- Jacques Tillie, Le tabac de Dunkerque, Dunkerque, Kim éditions, 1992.
Dunkerque » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 21/11/2024
DOI :