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Dunkerque

Marie-Laure Legay





Dès l’acquisition de la ville en 1662, Louis XIV lui concéda le statut de port franc : tout marchand et négociant, quelle que fût sa nation, pouvait y décharger ses denrées ou en acheter librement sans payer les droits d’entrée et de sortie. Ce privilège fut confirmé en 1784 du temps du ministre Calonne très attaché à cette ville. Les bureaux de traites se tenaient donc aux portes de Dunkerque et dans la basse ville : ne s’y enregistraient que les marchandises qui entraient dans le royaume et dont la circulation était limitée par divers règlements commerciaux. Louis-Hyacinthe Féjac Darluy tint la recette du bureau des traites de la basse ville, et après lui son fils. A l’intérieur de la ville même, aucun employé des fermes ne pouvait contrôler le commerce. L’adjudicataire tenta bien d’installer des bureaux à la suite du règlement du tarif de 1667, mais la ville obtint leur suppression par arrêt du 30 janvier 1700. Ainsi, le commerce demeurait entièrement libre au sein du port. Après les péripéties des guerres menées contre les Anglais et la destruction des fortifications de la ville exigée par le traité d’Utrecht (1713), Dunkerque, qui avait été exclue des lettres patentes de 1717, obtint le droit de faire le commerce des colonies françaises (1721).

Ce nouveau privilège s’accompagna de la nécessité, pour les navires concernés qui embarquaient au niveau du canal de Mardick, de faire leurs déclarations au bureau des Fermes de la basse ville situé hors de la zone franche. Cet arrangement avec la Ferme générale était subtil. Le Conseil du roi octroya aux commis des Fermes « d’accompagner de vue, du bord dudit canal, par le dehors de la franchise », les allèges qui transportaient les marchandises jusqu’aux bâtiments en partance. Ces derniers devaient se ranger correctement le long du canal pour que les employés des fermes fussent en mesure de vérifier qu’aucune marchandise prohibée pour les colonies ne fût embarquée. De même au retour, les navires devaient décharger « à la vue » du bureau de la Ferme. Les capitaines présentaient leurs acquits à caution et, au cas où ils faisaient passer les marchandises depuis l’entrepôt de la basse-ville prévu pour les denrées coloniales vers les entrepôts de la ville franchisée, devaient acquitter les droits du Domaine d’Occident. La nature domaniale de ces droits différait en effet de celle des droits de traite dont l’exemption restait complète. Enfin, en juin 1688, Louis XIV, dans la vue de favoriser le commerce des marchands de Dunkerque et Lille à Cadix, ordonna que les marchandises qui seraient apportées de la Flandre espagnole vers Dunkerque pour être transportées à Cadix seraient exemptées de tout droit d’entrée et de sortie : ainsi, toute la ligne des bureaux de traites des Flandre se trouvaient concernée par la franchise. La ville obtint aussi le passage libre des productions des provinces intérieures de Flandre, Artois, Cambrésis et Hainaut et le droit d’entrepôt dans la basse ville (1722). Ainsi, toutes ces provinces profitèrent de la prospérité du port, éclusant des productions locales comme étoffes, meubles et ustensiles vers l’Espagne, le Portugal, et les colonies, tout en important les laines, huiles, fruits, vins et sels dont elles avaient besoin. Sur environ 26 000 rasières de sel gris que Dunkerque importait annuellement des marais salants du Croisic, de Bourgneuf, des îles d’Oleron et de Ré par exemple, 20 000 passaient en Flandre, Artois et Cambrésis pour les raffineries de ces provinces. Une partie de ce sel gris passait ensuite en pays de Grandes gabelles par la contrebande.

Non seulement les Dunkerquois jouissaient de la liberté de négocier par mer avec l’étranger, mais étaient en droit de recevoir dans la ville réputée étrangère les marchandises en général prohibées dans les autres villes du royaume. Les étoffes des Indes ou le tabac, par exemple, continuèrent d’entrer et sortir de Dunkerque. Cette situation distinguait Dunkerque des autres ports francs comme Bayonne ou Marseille. Toutefois, des contestations s’élevèrent à propos de certaines denrées et notamment des marchandises du Levant qui faisaient l’objet du privilège de la Compagnie des Indes. Le milanais Andrioli, négociant amstellodamois, et son correspondant dunkerquois Vanhée, furent tous deux surpris par la saisie des 536 balles de coton arrivées dans le port en juin 1729. Le gouvernement argumenta en faveur de la Compagnie des Indes, jugeant que le privilège de Dunkerque relevait de « la seule volonté et bénéficence (sic) du Prince », que le « Roy a pu, selon les temps les circonstances, par des motifs d’utilité dans l’ordre général du commerce ou par d’autres raisons d’Etat, estendre ou restreindre les Privilèges de ladite Ville ».

Concernant le tabac, la proximité avec les régions de production de tabac « noir » (Pays-Bas tant français qu’espagnols) permit à la ville de développer ses manufactures dès le XVIIe siècle. Le tabac dunkerquois, composé d’un mélange du tabac noir local avec le tabac de Virginie et de Saint-Vincent issu des colonies anglaises acquit une réputation européenne. Au milieu du XVIIIe siècle, près de 60 fabricants occupaient quelque 4 000 ouvriers. La manufacture de la ville périclita toutefois lorsque le Contrôle général des finances imposa une taxe importante sur les tabacs tant étrangers que du cru du royaume (1749). En 1768, une trentaine d’établissements avaient fermés leurs portes.

Il n’en demeure pas moins qu’ajoutée aux autres privilèges dont jouissait Dunkerque (exemption de droit d’aubaine pour les étrangers, du régime de classes pour les marins, de taille, de gabelle), la franchise donnait lieu à d’importants trafics de part et d’autre de la Manche. Les contrebandiers anglais étaient à Dunkerque comme chez eux, encouragés par les autorités françaises. On comptait en moyenne 300 navires par an dans la première moitié du XVIIIe siècle, mais plus de mille navires en activité dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle qui généraient 15 millions de livres tournois de chiffre d’affaires environ. D’après le mémoire manuscrit de H.-E Diot, sur 1, 4 million de pots d’eau de vie déchargés à Dunkerque en 1753, 208 511 furent achetés par les smugglers anglais, auxquels il faut ajouter 22 337 pots de tafia ou eau de sucre, 11 817 de pots de genièvre ou eau de grain, et 500 d’eau de riz. Ils venaient s’approvisionner également en vins, tabacs, thé, café, ou étoffes comme les toiles de coton de Rouen ou les baptistes de Saint-Quentin, de Valenciennes ou de Cambrai. Pour la seule année 1778, 1 356 000 livres de tabac auraient traversées la Manche. Toutes ses marchandises étaient livrées aux smugglers avec le soutien de l’amirauté de Dunkerque qui délivrait de fausses reconnaissances. L’objectif premier était de priver l’Angleterre de recettes douanières dans l’esprit mercantiliste de l’époque. Toutefois, si ce trafic pénalisait avant tout les douanes anglaises dont le manque à gagner était considérable, il occasionnait aussi des protestations de la Ferme générale française dans la mesure où le smogglage générait également un commerce frauduleux dans un large arrière-pays. Par exemple, les marchands des toiles de baptiste de Saint-Quentin, Valenciennes ou Cambrai s’installaient parfois directement en Angleterre et animaient la contrebande de fils de lin dont ils avaient besoin pour leurs manufactures, au détriment de la Ferme. Par ailleurs, vins, sels et tabacs déchargés dans le port franc contribuaient à alimenter les fraudes plus « classiques » contre lesquelles la Ferme générale luttait. Même les négociants espagnols trafiquaient illégalement à partir de Dunkerque comme ce marchand qui ne put faire la livraison du faux-tabac caché dans des barils d’amidon sur le navire La Fortune. Arrivé à Cadix, le bateau flamand fut visité et le faux-tabac confisqué.

La compagnie financière n’agréait donc pas spécialement les privilèges de Dunkerque, même si elle reconnaissait l’intérêt qu’en tirait le roi. Elle agit toutefois et obtint des compromis. En 1735, le Magistrat de Dunkerque, associé à la Chambre de commerce, signa une convention avec les Fermiers généraux pour concilier le statut de port franc avec les droits que la Ferme pouvait réclamer au titre du Domaine d’Occident sur les marchandises coloniales. En conséquence de cette convention, « on fit construire sur le port une halle spacieuse et on assujettit tout bâtiment qui aurait eu la permission de charger pour l’Amérique de se mettre dans la partie du quai faisant face à cette halle, d’être préalablement visité par deux Conseillers de la Chambre de commerce, de faire conduire les marchandises prises en ville à la douane dans la basse ville, de les y faire plomber et passer par cette même halle à la vue des employés qui y ont leurs aubettes ». Au retour des colonies, les sucres, cafés, cotons, et autres denrées coloniales étaient de même pesées, soumises aux droits du Domaine d’Occident et entreposées pour être ensuite vendues dans tout le royaume et à l’étranger. Plus généralement, ce qui importait à la Ferme était d’avoir la connaissance des marchandises affrétées. Les certificats délivrés par la Chambre de commerce devaient pouvoir être déposés au bureau de la basse ville. C’est ainsi que les armateurs de pêche de Dunkerque furent assujettis en 1766 à ce dépôt afin que les commis du bureau délivrassent les passeports nécessaires aux exemptions de droit et que le suivi de la circulation des denrées fût mieux assuré. En 1784, l’Encyclopédie méthodique résuma ainsi la situation de Dunkerque vis-à-vis de la Ferme : « Dunkerque, dans son commerce avec les pays étrangers, est absolument libre affranchie de toutes formalités inhérentes à la régie des fermes, mais cette ville devient sujette aux déclarations des marchandises, à prendre des certificats pour les accompagner et justifier de leur origine lorsqu’elle commerce avec le royaume avec les colonies, lesquelles sont considérées comme des provinces qui en font partie ». Dix ans plus tard, le privilège de port franc s’éteignit (loi du 11 nivôse an III) au nom de l’égalité républicaine.





Sources et références bibliographiques:

    Sources archivistiques:
  • AN, B3 647, f° 172, « Mémoire sur la franchise de Dunkerque ».
  • AN, B1 241-270, f° 128-130 v., lettre de Pierre Bigodet Desvarennes, consul de France à Cadix, juillet 1750.
  • AN, G7 1147, arrêt du 22 juin 1688.
  • AD Somme, 1C 2927, f° 7 v, 13 février 1764.

    Sources imprimées:
  • H. E. Diot, ms « Description historique de Dunkerque depuis son origine en 646 jusques en 1785 », p. 87-90  p. 109-120.
  • Arrêts du conseil d’Etat, qui ordonnent l’exécution dans les port et ville de Dunkerque, des édits, déclarations, arrêts et règlements concernant le commerce de la compagnie des Indes et notamment le privilège exclusif de l'introduction et de la vente du café dans le royaume, 29 novembre 1729 et 17 janvier 1730.
  • Encyclopédie méthodique, Finances, vol. 1, 1784, p. 679-682.


    Bibliographie scientifique:
  • Alain Cabantous, Histoire de Dunkerque, Toulouse, Privat, 1983.
  • Renaud Morieux, Une mer pour deux royaumes. La Manche, frontière franco-anglaise (XVIIe-XVIIIe siècles), Rennes, PUR, 2008, p. 251-261.
  • Cal Winslow, « Sussex Smugglers », dans Douglas Hay et al. (éd.), Albion’s Fatal Tree. Crime and Society in Eighteenth Century England, New York, Pantheon Books, 1975, p. 119-165.
  • Christian Pfister-Langanay, Ports, navires et négociants à Dunkerque (1662-1792), Dunkerque, Société dunkerquoise Diffusion, 1985.
  • Jacques Tillie, Le tabac de Dunkerque, Dunkerque, Kim éditions, 1992.




Citer cette notice:

Marie-Laure Legay, « Dunkerque » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
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