Marie-Laure Legay
Modèle d’un état de contrainte pour la sous-ferme des droits des inspecteurs aux boucheries du Dauphiné (1768); AD Isère, 2C 640
Quant aux autres
bouchers de campagne, ils avaient interdiction d’exercer
et de vendre en dehors de leur domicile. Toutefois,
moyennant l’acquittement d’un droit spécial dit « droits
de viandes destinées pour des lieux non sujets », ils
pouvaient faire commerce de boucherie.
En 1784, Dieudonné
Avenel, boucher à Sierville en Normandie, village non assujetti aux droits des
inspecteurs des boucheries, partit vendre ses
morceaux de viande à Saint-Ouen, également lieu non
sujet aux droits, acquitta une sorte d’abonnement au
lieu d’enlèvement de sa viande pour pouvoir la
vendre hors de son domicile. En d’autres
termes, comme le dit Darigrand toujours, les Fermiers avaient réussi l’exploit
d’assujettir les bouchers installés dans des lieux non
assujettis par la loi, les villages et hameaux ! Dans ces
conditions, la fraude prit
de l’ampleur, particulièrement dans les campagnes où il
était difficile de contrôler tous les étals. Nicolas
Meslay, établi comme boucher à Pierrefonds, refusa en
1723 d’acquitter les
droits au prétexte qu’il habitait un village où ne se
tenait ni foire ni marché, mais il fut débouté par le
Conseil. Les cas recensés en Normandie à la fin du XVIIIe siècle sont légion, comme ce
Pierre Heude, boucher de Rolleville surpris à quatre
heures et demi du matin le 12 septembre
1787 avec un cheval muni de deux paniers
contenant deux épaules de mouton et une pièce de bœuf de
trente livres. En ville, les rébellions contre les
visites des commis des fermiers ou sous-fermiers des
droits n’étaient pas rares, comme celle de François
Pernin, boucher à Issoudun en
1781, la rébellion de Robert Capelle à
Louviers en 1787 contre
les commis de la Régie des aides. A Truttemer-le-Grand, ce fut une
« multitude de particuliers » qui se souleva contre la
maladresse des commis de la régie générale des aides qui ne voulurent pas
recevoir les quittances de paiement des droits : « tout ce
qui est arrivé a été provoqué par l’indécence des commis,
que la huée en clameur publique n’est venue que de ce que
les commis criant et appelant à haute et intelligible voix
disant « qui veut de la viande à bon marché », que
l’émotion du peuple est venue que de ce que le sieur
Caillot s’est jeté dans le cimetière l’épée à la main
voulant percer tous ceux qui se présentaient… ».
De plus,
il fallut régler la question des bestiaux que les
particuliers faisaient entrer pour leur consommation
propre ou pour en faire commerce. Chaque habitant trouvé
dans ce cas devait déclarer au commis les bêtes en sa
possession, en dehors néanmoins des agneaux qui n’étaient
considérés comme moutons qu’après la Saint Jean-Baptiste
de l’année en cours. Dès l’abattage ou la vente à un
boucher, les droits du roi devaient s’appliquer. Comme le
précise un mémoire des bouchers de Caen, la
perception des droits de la régie sur les viandes exposées
en étal sur les marchés, trop nombreux, nécessitait de
passer par des abonnements. L’abonnataire s’obligeait à
payer annuellement une somme forfaitaire au directeur de
régie et se trouvait ainsi subrogé à lui pour la
perception des droits des Inspecteurs aux boucheries. Par
l’acte du 10 octobre 1775, le
directeur de la régie générale de Caen abonna par exemple au dénommé Pépin pour
560 livres ce droit de perception pour le bourg de la
Délivrande. Il ne fait pas de doute qu’à l’instar de la
gabelle, du tabac ou du vin, les droits sur la viande
finirent par constituer un impôt très impopulaire,
d’autant qu’il fut augmenté à plusieurs reprises,
notamment sous le ministre Terray (huit sols pour livre)
et sous Necker (10 sols pour livre).
Les patriotes
dénonçaient encore l’attribution de la connaissance des
contestations relatives à ces droits aux intendants. En effet,
l’arrêt du Conseil du 24 mars 1722, en rétablissant les « droits rétablis », en
confiait le contentieux aux commissaires du roi et non aux
élections. Les
juges étaient donc écartés, ce qui constituait un acte
flagrant de despotisme
puisque le contribuable ne pouvait avoir recours à la
justice ordinaire. Dans les deux dernières
décennies du régime, les juges tentèrent de porter
un coup décisif aux attributions de l’intendant, comme en
témoigne cet arrêt du 7 mars 1770
rendu à la réquisition du procureur général
par le Parlement du Dauphiné, province qui n’était pas initialement
soumise aux aides,
pour permettre, au nom du bien public, à toutes les
personnes indistinctement de vendre et débiter
librement des viandes de bœufs, veaux, et moutons
tant dans la
ville de Grenoble que dans son
territoire ! Les commissaires départis
avaient notamment autorité sur les saisies et amendes imposées aux bouchers en cas d’infraction. Celui de
Rouen eut fort à faire tant les fraudes étaient
nombreuses. Les commis des aides et
droits d’inspecteurs des boucheries contrôlaient le
respect des règlements et dressaient procès-verbaux
des infractions. Celui dressé contre
François Turgis le 8 novembre 1770
constatait par exemple que l’étal du boucher
exposait 15 livres de viande en sus des 30 livres
déclarées au bureau. L’intendant Thiroux de Crosne confirma la saisie de la viande non
déclarée mais modéra l’amende. La campagne politique
orchestrée par les cours souveraines à l’encontre des abus
du pouvoir exécutif eut raison de ce dernier qui, en 1780, fit passer l’attribution
judiciaire des droits de boucheries à la Cour des aides dont il reconnut « le
zèle et les Lumières ».
Sources et références bibliographiques:
Marie-Laure Legay, « Boucher, boucherie (droits) » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 20/05/2024
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