Savoie
Modèle de consignes et de répartition du sel dans les paroisses de Savoie, vers 1755 (Archivio di Stato di Torino, Materie economiche, Gabella sale Savoia, Mazzo 6, fascicule 2) Produits nets des Gabelles de Savoie par an, 1727-1732 (Archivio di Stato di Torino, Materie economiche, Gabelle generali, Mazzo 2, fascicule 28) Chapitre 8 du Compte en Recette, dépense et reprise pour l’année 1785 que rend Michel Antoine Mongis, Trésorier général de Savoie, devant la Chambre des comptes de Turin le 4 août 1786 (Archivio di Stato di Torino, Camera dei Conti, Inventario 16, Mazzo, registre 446)
Dans cette ville se concentraient les instances décisionnelles et notamment le « Général des finances » institué en 1687. Comme dans de nombreux Etats européens, les officiers civils établis aux XVe et XVIe siècles cédèrent progressivement leurs compétences au profit d‘administrateurs plus directement attachés au gouvernement. Victor-Emmanuel II neutralisa ainsi le pouvoir du Sénat et de la Chambre des comptes de Savoie en deux temps : le 12 mai 1696, il établit à Chambéry « l’intendant général du duché de Savoie », également président de la Chambre des comptes du duché. Principal interlocuteur du Général des finances, il suivait l’exécution du budget, ordonnait les dépenses secondaires, correspondait avec le Trésorier de Savoie, veillait à l’enregistrement et à la transmission des comptes. Son rôle correspondait en France à celui d’un subdélégué d’après Henri Costamagna. Puis en 1720, le souverain supprima la Chambre des comptes de Chambéry en l’incorporant à celle de Turin. A cette date, toute l’administration des finances était centralisée dans cette ville en trois bureaux principaux : l’agence générale des finances (ou bureau des finances) sous la direction du Général des finances, le bureau du « Contrôle général » chargé de la comptabilité administrative, et le bureau général des gabelles.
Les gabelles de Savoie :
Les « gabelles » désignaient un ensemble de droits qui portaient non seulement sur le sel, mais aussi sur le plomb produit dans la région ou le tabac, et intégraient les droits de douane et le papier timbré. La gabelle du sel était la plus ancienne. Consentie comme monopole au duc Emmanuel-Philibert par les derniers Etats généraux de 1560 réunis à Racconigi, elle fut organisée par l'édit du 19 août 1561 qui fixa la quantité de sel que chaque foyer devait consommer par quartier et se procurer au grenier de l’Etat au prix de dix florins de Savoie le sac. Sur ces dix florins, quatre reprenaient la valeur marchande du sel et six représentaient l’impôt. Cette première gabelle fut commuée dès 1563 en une taille. Recréée en 1589, la gabelle du sel fut affermée jusqu’en 1720, date à laquelle Victor-Amédée II rétablit la régie directe du sel dans l’ensemble de ses états (édit du 14 janvier). Le bureau général des gabelles à Turin supervisa dès lors l’impôt indirect.
Furent consignés dans des registres équivalents aux registres sextés français le nombre de personnes par foyer, mais aussi les bêtes, nombreuses dans ses pays d’élevage, et les activités économiques engendrant un surcroît de consommation de sel (cabaretiers, bouchers, boulangers…). Ce recensement se faisait chaque année et donnait donc lieu à des « consignes », documents établis par le secrétaire de chaque paroisse du duché. L’intendant général de Savoie précisa régulièrement les modalités pour dresser les consignes (ordonnances du 19 novembre 1749 et du 24 octobre 1757). Ses ordres étaient alors relayés par les intendants de province (Savoie propre, Maurienne, Tarentaise, Chablais, Genevois (Annecy), Faucigny, Val d’Aoste) qui, par ailleurs, avaient la nomination des secrétaires de paroisse dans leurs attributions.
Le prélèvement était difficile, souvent entravé par les problèmes d’approvisionnement liés aux guerres, mais aussi par les migrations saisonnières des habitants, absences qui déjouaient la mise à jour du dénombrement. Le roi de Piémont-Sardaigne Victor-Amédée voulut obliger les paroissiens à une levée fixe. Ses conseillers craignaient que ce projet ne fît définitivement fuir les saisonniers. En outre, l’importance du commerce des bestiaux rendait l’évaluation délicate (Archivio di Stato di Torino, Ufficio generale delle Finanze, Corrispondenza, Registri 32, f° 58).
Le produit total des « Gabelles » de Savoie montait à un million de livres de Piémont par an dans les décennies 1720 et 1730 (une livre de Piémont valant 0,75 livre tournois à cette époque).
Dans les années 1780, la recette nette montait à 1,5 million. D’après le chapitre 8 du compte de la trésorerie générale de Savoie pour l’année 1785 conservé aux Archives de l’Etat de Turin, les « gabelles » rapportaient la moitié des recettes ordinaires du duché, soit plus que les tailles royale et ecclésiastique (ensemble : 980 916 livres de Piémont), les droits domaniaux et tabellions (82 448 livres de Piémont) et les parties casuelles (77 054 livres) réunis. Les sept provinces de Savoie rapportaient en effet 1 557 070 livres de Piémont réparties comme suit :
Le tabac rapportait bien moins que les sels au roi de Piémont-Sardaigne car le trafic frauduleux depuis la Suisse vers la France, massif, corrompait le marché licite. De même, on constate la modestie des droits que rapportait le dace de Suze. Ce péage royal établi sur la principale route qui menait de Savoie vers la France était affermé à bail. En 1674, son prix s’élevait à « 28 000 écus d’or en or d’Italie » pour quatre ans (bail signé le 18 mai entre la Chambre ducale et le milanais François Velati). Toutefois, la route principale qu’empruntaient les grandes voitures entre les états italiens et la France en passant par Suze et le Pont-de-Beauvoisin perdit son importance à cause du déclin des étoffes de luxe en provenance d’Italie et de la montée du trafic commercial portuaire.
L’approvisionnement en sel marin de Peccais:
La Savoie disposait de salines royales à Moûtiers et à Conflans. La production était destinée à la population. Le duc Emmanuel-Philibert tenta de stimuler la production locale en ordonnant en 1654 l’exploitation du roc d’Arbonne près de Bourg-Saint-Maurice, mais ce fut un échec.
La Savoie recevait aussi du sel marin de Peccais. Cet approvisionnement forma un marché très particulier, à la fois attrayant pour la Ferme générale et lucratif pour les Savoyards qui revendaient le surplus. Les salines du Languedoc fournissaient jusqu’à 60 000 minots par an (chaque minot pesant cent livres poids de marc et chaque livre 16 onces). En 1697, les frères Pâris se portèrent caution et s’associèrent aux affaires de Joseph Dufraisne, marchand de Chambéry qui prit à ferme les sels de Peccais pour le compte de Victor Amédée. En 1720, l’entreprise de voiture fut confiée à la compagnie des Indes, chargée des Fermes générales sous le nom de Pillavoine, pour 40 000 minots envoyés aux magasins de Regonfle, Seyssel, Yenne, Le Bourget, Saint-Genis et Montmélian. Trois livres cinq sols monnaie de France furent réglés par minot délivré. Le déchargement du sel demeurait toujours une opération sous haute surveillance. A Montmélian, les préposés français devaient demeurer dans une maison située au bout du Pont de Montmélian, terre de Savoie, face à la rivière, sans pouvoir en sortir. Comme leurs bateaux, ils étaient gardés à vue par les sentinelles du régiment de Savoie jusqu’à la fin des opérations de déchargement. Le 11 mars 1722, en soirée, un incident provoqua la mort d’un commis de la Ferme générale : une sentinelle tira un coup de mousqueton sur un employé.
La fourniture de sel de Peccais pour le duché de Savoie fut régulièrement confiée par la suite à la Ferme générale pour 4 livres de France le minot (décennies 1750-1770), puis pour 5 livres (décennie 1780). Le marché lui échappa parfois néanmoins, comme en 1729-1731, lorsqu’Antoine Bertier, natif du Bourget, entreprit le voiturage pour une recette totale de 641 442 livres de Piémont, soit plus de 200 000 livres par an. Lors du bail Alaterre (1768-1774), la répartition se fit comme suit :
- Montmélian: 16 079 minots
- Le Regonfle : 19 686 minots
- Le Bourget : 4 364 minots
- Saint-Genis : 1 389 minots
- Pont d’Hyère (Chambéry) : 973 minots
La Ferme générale n’eut pas le marché entre 1774 et 1782. Elle reprit le voiturage en 1782 (bail Salzard) en s’engageant à fournir 30 à 50 000 minots par an aux entrepôts de Saint-Genis, Pont d’Hyère (Chambéry), Aix, Le Bourget, et le Regonfle au prix de 5 livres de France le minot. Le prix fut réglé à la Recette générale de Lyon. Ces contrats déchargeaient le sel de Peccais de tout droit et péage jusqu’en Savoie, y compris de la Douane de Lyon, Douane de Valence ou dace de Suze. Telle était la disposition claire de l’arrêt du 4 avril 1637 en faveur du duc de Savoie, disposition étendue aux cantons suisses par arrêt du 21 juillet en 1670 et reprise dans les baux de la Ferme générale. Toutefois, les propriétaires de péages du Rhône formèrent opposition ; ils obtinrent provisoirement gain de cause en 1705, mais les sels de Peccais à destination de la Savoie furent de nouveau déchargés de tout droit et péage par l’arrêt du 24 avril 1714, arrêt confirmé en 1726.
Les habitants de Savoie n’étaient pas assez nombreux pour consommer tout le sel de Peccais. Cette denrée faisait donc l’objet d’une contrebande : entreposée à la frontière, elle se revendait dans les années 1750 aux faux-sauniers qui la faisaient repasser en France. Vendu officiellement 9 deniers et ½ la livre-poids au départ (4 livres argent de France le minot), le sel de Peccais une fois en Savoie se négociait à 4 sous aux contrebandiers. Le profit était certain. Les conditions du marché devenaient donc défavorables pour la Ferme générale, d’autant que, par ailleurs, les Savoyards tentaient de capter les marchés suisses voisins. Au XVIIIe siècle en effet, le sel de Moûtiers, en Tarentaise, était destiné à l’exportation. 28 000 quintaux en sortaient chaque année à destination des cantons suisses de Berne et Fribourg. Les sujets du roi de Piémont-Sardaigne avaient interdiction stricte d’en faire usage. Toutefois, la Ferme générale conserva son avantage grâce à la qualité de son sel marin, davantage apprécié.
Le magasin des marchandises prohibées :
La Savoie possédait peu de fabriques. Elle tirait surtout profit du commerce du fer, des produits d’élevage, mais aussi du commerce de transit en taxant denrées et marchandises entre la Suisse et la France. Les mousselines et toiles indiennes d’Angleterre et Hollande qui passaient par Genève, tout comme les tabacs, traversaient les pays savoyards et faisaient l’objet de trafics importants. Toutefois la contrebande vers la France qui prohibait les toiles étrangères et exerçait le monopole sur la vente des tabacs sévissait. Animée par Mandrin et les bandes similaires depuis Genève jusqu’en Vivarais et en Auvergne, elle altérait le commerce licite et par voie de conséquence les finances savoyardes du roi de Piémont-Sardaigne.
Plusieurs solutions furent envisagées pour lutter contre ce commerce illicite. Les « Gabelles de Savoie » pouvaient avoir intérêt à s’associer à la Ferme générale de France. Elle-même obligée de renforcer ses contrôles sur la frontière avec le déploiement de plus de trois cents employés entre Lyon et Briançon dans le Dauphiné, la Ferme générale de France proposa de placer deux à trois brigades de douze hommes sur la rivière de l’Arve à ses frais tout en laissant les fruits des confiscations et saisies aux « Gabelles » de Savoie. La difficulté tenait dans la différence de régime juridique des deux compagnies : l’une affermée, l’autre établie en régie et administrée depuis Turin. Malgré les accointances entre financiers des deux royaumes, la collaboration se heurta à cette question de statut. Pour les mêmes raisons, l’absorption des Gabelles de Savoie dans la Ferme générale resta chimérique.
Sources et références bibliographiques:
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Sources archivistiques:
- Archivio di Stato di Torino, Materie economiche, Gabelle generali, Mazzo 2, fascicule 25, Lettre de Bonaud, intendant général de Savoie, à l’ambassadeur de France à Turin, Chambéry, 25 juillet 1736.
- Archivio di Stato di Torino, Materie economiche, Gabelle generali, Mazzo 2, fascicule 28, produits bruts et produits nets des gabelles de Savoie pour les années 1727 à 1732.
- Archivio di Stato di Torino, Materie economiche, Gabella sale Savoia, Mazzo 5, fascicule 17, f° 554, Copie d’un mémoire remis par les Fermiers généraux au Contrôleur général au sujet des sels de Peccais, avec une lettre du 26 janvier 1750.
- Archivio di Stato di Torino, Materie economiche, Gabella sale Savoia, Mazzo 6, fascicule 2, Modèle de consignes, vers 1755.
- Archivio di Stato di Turino, Materie economiche, Dacito di Susa, Mazzo 4, fascicule 18, f° 893 et suivants.
- Archivio di Stato di Torino, Camera dei Conti, Inventario 16, Mazzo, registre 446, « Compte de la Trésorerie générale de Savoie pour l’année 1785 ».
- Archivio di Stato di Torino, Camera dei Conti, Inventario 23, « Compte en deniers des voitures des sels de Pecaix(sic) pour les états de Savoie, 1729-1731 ».
- Archivio di Stato di Torino, Ufficio generale delle Finanze, Secunda Archiviazione, Corrispondenza, Registri, copia lettere dell’ Azienda generale. Capo 54, registre 32, lettres du Général des finances, septembre à décembre 1717.
- AD Savoie, C 264, Lettres de Gregory, Général des Finances, au comte Ferraris, intendant général de Savoie, Turin, 17 mai 1749.
- AD Savoie, fonds de la section Finances, SA 261 (Mémoire du baron Foncet sur les finances et gabelles des pays venus à Sa Majesté, 1754), 274 (Compte général du produit des fermes de Sa Majesté, 1698), 349 (Instructions aux intendants), 397 (comptes particuliers des salines pour 1754) et 449 (compte général des gabelles).
- AD Isère, 2C 635 : Etat des marchandises venues des Etats du Roy de Sardaigne pendant la sixième année du bail de Bourgois (1725-1726).
- AD Isère, 2C 642 : bail du 29 novembre 1703 établi par Estienne Jean Bouchu (intendant en Dauphiné et Savoie) au château de Chambéry ; publication de la Ferme générale du pays de Savoie pour 6 ans (1704-1709).
- AN G1 97 voitures de sel : Dossier 2 : Traité la Ferme générale et la cour de Sardaigne pour la fourniture des sels de Peccais, 24 avril 1782 ; Dossier 14, pièce 50 : fourniture faite à la Savoie année commune pendant le bail Alaterre (1768-1774).
- BNF, Arsenal, MS-6449 (377) : Pierre-Joseph de Bourcet, « Mémoire sur les frontières de Savöye du côté du Guiers et Pont de Beauvoisin », 1752.
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Sources imprimées:
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Savoie » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
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