Privilèges
Les conseillers d’Etat firent néanmoins
évoluer les principes de gouvernance du privilège fiscal,
en supprimant les privilèges personnels d’une part, et en
cherchant à réduire les privilèges « constitués » en
simples concessions qui ne pouvaient avoir ni la nature de
la loi, ni de caractère durable. L’édit d’octobre 1641 révoqua tous les
privilèges personnels en matière d’aides pour subvenir aux dépenses de guerre.
Seuls les ecclésiastiques, nobles, officiers des cours
souveraines et officiers commensaux actifs furent
maintenus dans l’exemption de droits de gros sur les vins et denrées. Le
gouvernement entendait par officiers commensaux ceux de
première classe, attachés directement à la personne du
roi, excluant les valets-de-pied, gardes-chasses,
officiers de la vénerie, louveterie, fauconnerie, mais
aussi les Trésoriers de France, officiers des bureaux de finances (déclarés sujets aux droits de gros en octobre 1722), commissaires de
guerre, officiers des Invalides, officiers des
Monnaies…qui, bien que confirmés dans les privilèges de
commensaux et à ce titre exemptés de la taille, ne furent
pas reconnus comme exempts des droits d’aides « parce qu’ils n’ont
pas livrée, ni bouche à la Cour ». De même, l’édit de
révocation générale d’août 1715
revenait sur les privilèges concédés depuis 1689 à l’occasion des créations
d’offices et ventes de lettres de noblesse pour
financement des guerres.
L’analyse des sources permet
d’apprécier les moyens doctrinaux les plus souvent
utilisés en matière de fiscalité indirecte pour contenir
les privilèges « constitués ». Encore faut-il distinguer
les droits selon leur nature : droits domaniaux, droits d’aides, droits de traites ne relevaient pas
d’un même héritage juridique. L’évolution doctrinale
consista à unifier les principes d’action pour tous les
droits, à en affirmer à la fois le caractère public,
général, et arbitraire.
Public: Dans la contestation qui
opposa les négociants de Bretagne à la Ferme générale à propos de la réactivation
des droits de « ports et havres » (1725), l’adjudicataire fit valoir l’édit
d’avril 1667 portant que ce qui
avait été administré par les receveurs et fermiers du roi
pendant dix ans était réputé du domaine de la Couronne et ne pouvait être
contesté. Cette maxime reprenait les principes de
l’ordonnance de Moulins de 1566. Elle intégrait les droits au domaine fixe de la
Couronne, c’est-à-dire à l’Etat.
Général: Remarquable par
sa généralité, l’édit du mois d’août 1717 révoqua l’exemption des droits de traite dont bénéficiaient
certains corps ou particuliers. Par cette loi, les
privilèges des gentilshommes et maîtres verriers de Bordeaux furent ainsi
anéantis par exemple. Lors de la création de nouveaux
impôts (sur les cartes, sur
les cuirs…), le gouvernement
affirmait que le privilège n’était pas opposable à
l’activité de la Ferme dès lors qu’il n’était pas inscrit
dans la loi générale. La ville de Rocroi
eut beau faire valoir l’exemption accordée en
août 1717 de toute imposition
pour raison de marchandises, denrées et boissons
consommées à Rocroi pour éviter l’impôt sur les cuirs, le Conseil du roi
considéra que de tels privilèges ne valaient que pour les
droits imposés lors de leurs concessions. A cet égard, il
fut rappelé qu’il était « de principe en fait
d’administration de commerce qu’on ne peut opposer aucuns
privilèges particuliers à une Loi générale, à moins que la
Loi même n’en fasse l’exception » (1760).
Arbitraire: les Conseillers d’Etat
s’appuyèrent sur la nature particulière des droits sur les
marchandises et denrées en circulation pour affirmer le
caractère purement exceptionnel, dispensatoire du
privilège. En matière de commerce en effet, le privilège
ne revêtait pas la même force juridique que le privilegium
concédé à des corps. Simple mesure d’administration, le
privilège commercial était une préférence révocable donnée
à une compagnie, un particulier, un ressort territorial,
comme lorsque, par exemple, Louis XV exemptait les
marchandises de droits d’entrée ou de droits de sortie
pour faciliter le commerce en telle ou telle occasion.
L’arbitrage fréquemment employé consista à affirmer que
les franchises obtenues anciennement en matière
d’« aides » (au sens générique du terme, c’est-à-dire
« don », soutien) pour les corps et communautés ne
pouvaient s’entendre pour les droits des fermes qui
étaient « droit de commerce ». S’engagea donc une lutte
entre les corps privilégiés, certaines villes, certaines
communautés, et le Conseil d’Etat pour imposer cette
doctrine. Le droit annuel
sur les boissons par exemple, fut présenté comme un droit
« de commerce » qui devait assujettir tout « vendant
vin », même privilégié. La ville de Blois
perdit donc, comme la ville de Grandville
(1675),
Cherbourg (1676), Montargis (1681), Vervins (1682)…, contre la Ferme
générale dans la reconnaissance du privilège de ses
marchands à ne pas payer l’annuel, notamment pour la vente en gros (1718). L’aboutissement de
cette approche fut la royalisation, par l’abbé Terray, des
taxes perçues sur les marchandises : la déclaration du
premier juin 1771 mit le roi en
possession de tous les droits de traites et foraines. Ainsi, le souverain confondait définitivement
dans un même ensemble les droits relevant des privilèges
locaux et taxes royales.
Pour autant, les privilèges ne
disparurent pas. Le roi les distribuait comme de simples
préférences, à des corps, des groupes identifiés, par la
voie administrative et selon les principes de l’intérêt
général. Les ports du royaume disposaient ainsi chacun de
privilèges particuliers, voire de franchises, et le
gouvernement arbitrait par arrêt du Conseil les querelles
de préférence commerciale. A la requête de Saint-Malo
présentée contre les privilèges des ports normands, les
Fermiers généraux répondirent que « chaque port du royaume
avoit ses privilèges particuliers et que les droits sur la
morue provenant de la pêche des habitants de
Bretagne entrant par la
Normandie etoient plus que compensez par
les avantages dont la Bretagne
jouit » (1739). L’équilibre
entre privilèges devait garantir l’ordre général. Le
Conseil fit même du privilège une arme politique pour
amener les corps constitués à collaborer à l’action
gouvernementale. Philibert Orry, contrôleur général de
1730 à
1745, engagea par exemple les Etats provinciaux à lutter
contre la contrebande, sous menace de limiter leurs
privilèges : « Loin que leur intérêt soit de s’opposer à
la proposition des Fermiers généraux, ils en ont au
contraire un sensible d’y concourir, s’ils veullent
s’assurer de plusieurs avantages et mettre les privilèges
de la province a couvert de toute contraction, qu’ils ne
doivent pas se flatter que le Roÿ soit toujours disposé à
souffrir les préjudices réels et considérables… Vu
l’augmentation excessive de l’abus et de la contrebande,
Sa Majesté prendra des partis dans lesquels leurs
privilèges et leurs interetz ne seront certainement pas
aussi ménagés qu’ils le seront quand on verra qu’ils se
prêteront de bonne grâce aux arrangements raisonnables
qu’ils auront faits de concert avec eux » (1740). Turgot, en 1776, fit accorder au pays de
Gex d’importants
privilèges (suppression des bureaux de traites, exemptions
du monopole de la vente du sel et du monopole de la vente
du tabac), moyennant le règlement d’un abonnement annuel
de 30 000 livres à lever sur les biens-fonds.
Sources et références bibliographiques:
-
Bibliographie scientifique:
- Denis Alland, Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, « privilège », p. 1209-1212.
- Jochen Hoock, « Libertés et privilèges dans le discours économique et commercial du XVIIIe siècle » dans G. Garner (dir.), Die Ökonomie des Privilegs, Westeuropa 16.-19. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 2016, p. 349-364.
- Marie-Laure Legay, « L’arbitraire fiscal en France au XVIIIe siècle : acteurs, discours et réalités de gestion », dans Benjamin Deruelle, Michel Hébert (dir.), Arbitraire et arbitrage. Les zones grises du pouvoir XIIe-XVIIIe siècles, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024.
Privilèges » (2023) in Marie-Laure Legay, Thomas Boullu (dir.), Dictionnaire Numérique de la Ferme générale, https://fermege.meshs.fr.
Date de consultation : 22/12/2024
DOI :